mardi 27 novembre 2012

Les œuvres dont nous avons besoin

On cite souvent des extraits de cette lettre de Franz Kafka adressée à Oskar Pollak, en date du 27 janvier 1904 : la voici dans son entier.
Il me paraît qu'elle est pleine d'une ironie discrète et d'une harmonieuse gravité.


























Cher Oskar !
Tu m’as écrit une lettre charmante qui demandait, soit une réponse rapide, soit pas de réponse du tout ; quinze jours ont passé depuis sans que je t’aie écrit, ce serait impardonnable en soi si je n’avais des raisons. D’abord je ne voulais t’écrire que des choses bien pesées parce que ma réponse à cette lettre me paraissait plus importante que toutes les autres (malheureusement je ne l’ai pas fait) ; ensuite j’ai lu d’un trait le Journal de Hebbel (près de mille huit cents pages), alors qu’autrefois je ne le prenais toujours que par morceaux, auxquels je ne trouvais aucun goût. J’ai quand même commencé de façon suivie, au début en me jouant, pour me sentir finalement comme l’homme des cavernes qui, ayant roulé une grosse pierre devant l’entrée de sa caverne, par jeu et pour rompre l’ennui, est pris d’une sourde frayeur en voyant que la pierre le prive d’air et le plonge dans l’obscurité. Il tente alors avec une étrange ardeur de la déplacer, mais maintenant elle est dix fois plus lourde et, pour retrouver l’air et la lumière, l’homme angoissé doit tendre toutes ses forces. De même je n’ai pas pu toucher une plume de tout ce temps, car à embrasser du regard une telle vie, qui s’élève continuellement sans faille, si haut qu’on peut à peine la suivre avec sa longue-vue, on ne peut pas garder la conscience en paix. Mais il est bon que la conscience porte de larges plaies, elle n’en est que plus sensible aux morsures. Il me semble d’ailleurs qu’on ne devrait lire que les livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? Pour qu’il nous rende heureux, comme tu l’écris ? Mon Dieu, nous serions tout aussi heureux si nous n’avions pas de livres, et des livres qui nous rendent heureux, nous pourrions à la rigueur en écrire nous-mêmes. En revanche, nous avons besoin de livres qui agissent sur nous comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu’un que nous aimerions plus que nous-mêmes, comme si nous étions proscrits, condamnés à vivre dans des forêts loin de tous les hommes, comme un suicide — un livre doit être la hache pour la mer gelée en nous. Voilà ce que je crois (l).
Mais toi tu es heureux, ta lettre rayonne positivement, je crois que tu n’étais malheureux autrefois qu’à cause de ces relations qui ne te valent rien, c’est bien naturel, on ne prend pas de bain de soleil à l’ombre. Mais que je sois responsable de ton bonheur, ne le crois pas. Au mieux, je le verrais ainsi : un sage, dont la sagesse était cachée à ses propres yeux, rencontra un fou et s’entretint un moment avec lui de choses apparemment très lointaines. La conversation finie, comme le fou veut rentrer chez lui — il vivait dans un pigeonnier —, l’autre lui saute au cou, l’embrasse et lui crie : merci, merci, merci. Pourquoi ? La folie du fou avait été si grande qu’elle avait montré au sage sa sagesse…
J’ai l’impression de t’avoir fait du tort et d’avoir à te demander pardon. Mais je n’ai connaissance d’aucun tort.
Ton Franz

(1) Ce passage en italique par mes soins

Franz Kafka, œuvre complète, tome III, collection La Pléiade, Gallimard éditeur
Portrait de Kafka quelque temps avant sa mort. 

dimanche 25 novembre 2012

Explication de texte

Quelques minutes d'un très grand divertissement. Sur le plateau d'une émission « littéraire », Lucchini, soudainement, s'empare du micro et prend le pouvoir. Le très falot animateur, dont j'ignorerai le nom jusqu'à la fin des temps, est  soufflé, comme on le dit d'une bougie devenue inutile, et moi aussi ; je m'efface, je vous laisse, voici Lucchini dans ses œuvres :

jeudi 15 novembre 2012

Comme un adieu dans une langue oubliée…


Toute notre vie, à la fin, se résume à une gare désaffectée, dont les rails se perdent dans le brouillard. Nous discernons des silhouettes imprécises, autrefois familières. Et nous ne savons bientôt plus si nous restons à quai, ou si nous sommes dans le train qui s'éloigne…

Françoise Hardy publie enfin ce roman qu'elle portait en elle depuis si longtemps, si souvent travaillé, délaissé, oublié, « L'Amour fou ». Et elle nous donne un nouveau cd, sous le même titre, plus beau, plus accompli encore que le précédent : paroles, sentiments tendres et tristes, accomplissement des choses et de leur mélodie.
Elle a une volonté de fer, et sa mélancolie est inépuisable.







Suggestion éclairée de René Claude :
http://www.franceinter.fr/video-si-vous-n-avez-rien-a-me-dire-francoise-hardy

Et cette version du texte de Victor Hugo, mis en musique par Camille Saint-Saëns, interprété par Marie Devellereau :


On lira  D'elles à lui, lady Dali et l'Hardy,  Mélancouler avant de sombrerUne sorte de grâce

samedi 10 novembre 2012

La fantaisie amoureuse est dans notre nature

























Voici ce que je répondais ce matin à quelqu'un ; j'ai voulu vous en faire profiter : quelle chance avez-vous !


 La sexualité humaine, quand elle développe ses sortilèges, grâce au trésor de fantaisie que nous recèlons, autorise d’admirables combinaisons qui, pour être coquines, malicieuses, audacieuses, voire un peu ridicules (la gymnastique érotique appliquée comporte une part de grotesque), sont fort éloignées du souci de la procréation. Il y a quelque chose de miraculeux, j’oserais dire de divin, dans le spectacle de deux êtres, qui cherchent à s’arracher tout à la fois aux lois de la pesanteur et à leur terrible condition, essentiellement faite de remords, de chagrin, de souffrance et de peur. Dans ces moments-là, où l’on donne tout autant qu’on reçoit, où l’on s’affole sous l’effet du désir, et où l’on se contraint à être un animal aimable à l’autre, où l’on pressent son attente afin d’y répondre avec art, où l’on se fait serviteur de sa volupté, attentif aux frissons qui le parcourent, où l’on soumet sans violence, généreux dans les caresses, tantôt maître, tantôt valet, lascif, égoïste et charitable, dans ces moments-là, vraiment, que nous importent la procréation, la reproduction de l’espèce, la société entière, l’Orient et l’Occident ? Deux êtres qui s’aiment, qui consentent à mêler leur sueur et leurs épidermes dans le grand remuement de leur imagination, dessinent les figures terriblement émouvantes d’une humanité fragile mais obstinée, capable de livrer une tendre guerre, où l’on ne risque que la « petite mort ».

Pour être précis, accordons à la sexualité un rôle de stricte reproduction de l’espèce, et à la merveilleuse fantaisie, qui murmure à l’oreille des amants des figures adorables, la fonction du seul plaisir, soutenu par le désir toujours entretenu et renouvelé, oublieux de la descendance et du renouvellement des générations. 


Illustration : Le verrou (1778-1780, h. 73, l. 93, musée du Louvre), par Jean-Honoré Fragonard (1732-1806). On s'est interrogé sur le sens qu'il convenait de donner à cette brûlante scène érotique. La femme consent-elle, l'homme la force-t-il, et, en fermant le verrou de la porte, lui interdit-il de s'échapper ? Quant à moi, je la vois déjà pâmer, elle se refuse à peine et s'abandonne déjà. Elle épouse, si j'ose dire, le mouvement général du tableau, qui va de l'huis au lit, où leurs corps creuseront un nid d'ardeur. Cette lourde draperie, qui tombe du plafond en failles harmonieuses, résistera-t-elle aux assauts des corps qui, bientôt, vont se mêler. L'homme, encore très jeune, possède un buste puissant, et l'on voit saillir les muscles de son dos, sa taille se cambrer, ses reins se tendre déjà. Éloignons-nous, ils halètent, ils gémissent et, tantôt, ils paraîtront mieux que nus : ils seront dévêtus.


En prime, ce poème de Robert Desnos, mis en musique par Michel Legrand, chanté par Yves Montand :




On lira « Je t'ai cherchée au bout des chambres…»L'ondoiement d'EstherUn petit val qui mousse de rayons… 

mercredi 7 novembre 2012

L'amour aux enchères

























Pierre Drieu la Rochelle sut-il aimer les femmes qu'il aima ? Il est certains que presque toutes éprouvèrent pour lui une brève passion, suivi d'un sentiment très doux, maternel. Ce fut le cas de Victoria Ocampo. Il apparaît aujourd'hui que cette belle femme, d'un caractère fort, qui aimait les hommes séduisants, bien habillés, et intelligents, les écrivains surtout, ne cessa jamais de considérer Drieu d'un œil tendre, navré aussi. Elle fut charmée en un soir par ce grand gaillard solitaire, qui sentait bon, se montrait attentionné comme un jeune amoureux, mais pouvait disparaître sans laisser d'adresse.  Sur leur rencontre, la séduction immédiate qu'exerça Drieu sur la belle argentine, on en saura plus en lisant La belle argentine et l'homme perdu.
Quoi qu'il en soit, le jeudi 15 novembre, à l'hôtel Drouot, seront dispersés, dans une fort belle vente, des photographies, des livres et des autographes des XIXe et XXe siècles. Et, surprise, il s'y trouve deux lettres d'amour déclaré de Drieu à Victoria. Dans l'une, en date du 6 décembre 1939, l'entretenant de son roman « Gilles », sur le point de paraître, il a ces mots à l'adresse de sa chère argentine : « Il devrait t'être dédié en toutes lettres, en tous cas il l'est dans mon cœur, en tous cas il a été fait, jour après jour, en pensant à toi […] tu a été pour moi le modèle de force  selon lequel je pouvais lancer ma construction simple, hardie et vraie. ». Dans l'autre, non datée, il se reconnaît, une fois de plus, inférieur à son art, pratiquant l'autocritique avec une cruauté très lucide : « […] pourquoi ne suis-je pas un pur artiste ? Il y a cette passion politique […] Je regrette de n'être pas un pur, un plus grand artiste. […] Aime-moi, laisse-moi un peu m'appuyer sur toi. Nourrisons-nous l'un de l'autre […] à travers l'abominable, le vide, l'inhumaine absence, tâchons de tisser une toile réelle, une longue banderole d'un balcon à l'autre, à travers la nuit, à travers la mer […] »

Prix estimé de la première lettre : 1500/2000 € ; de la seconde : 800/1000 €

Vente organisée par maîtres Neret-Minet et Tessier ; expert Éric Fosse (par ailleurs excellent libraire).

On ira ici, et , et encore ici, et pourquoi pas là