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« Ne courez pas, c’est inutile, vous n’irez jamais aussi vite qu’une balle ! J’en vois qui s’éloignent à la nage, ceux-là ont une chance de s’en sortir. J’ai trop à faire sur la terre ferme pour me soucier d’eux. Mais en vérité, je vous le dis : en me fuyant, ils se perdent, car j’accomplis un paradoxe. Ceux qui connaîtront mon paradoxe seront tués ou blessés, mais ceux-là seront sauvés. Arrête de râler, toi ! Tu te fais remarquer pour que j’abrège tes souffrances, c’est ça ? Mais tu dois souffrir ! Tu es né dans le pays le plus paisible du monde. Le moindre de tes actes était sous contrôle : tu triais tes déchets, tu roulais sur les pistes cyclables, et ton dernier rhume a été entièrement remboursé par la sécurité sociale. Tu pensais que le monde était à l’image de ta terre natale : grave erreur ! C’est moi, ta terre natale.
« Regarde-moi bien : je suis ta peur fondamentale, la muraille noire griffée par une bête d’Apocalypse. Je suis la nuée qui porte l’orage. Désormais, tu connais ma foudre. Je viens de loin, je descends d’une hache et d’un drakkar. Hier, je maîtrisais les océans ; j’ai découvert l’Amérique en l’an Mille. Je semais la terreur partout où j’abordais. Je pillais, je tuais, je violais. Je soumettais les peuples, j’engrossais les femmes sur les corps ensanglantés de leurs enfants, j’assommais les bœufs avec mon poing, et les loups fuyaient à mon approche. J’aimais le vin et le sang, et je les mêlais dans le crâne de ma dernière victime. J’ai brûlé et bâti des maisons, j’ai fondé des colonies ; j’aimais le bruit que produisaient, sous le choc de mon fer, les os broyés de mes ennemis. Le vent me rapportait les récits de ma légende abominable. J’entendais, dans la nuit, les plaintes des agonisants et les gémissements des veuves. Comprends cela, jeune social-démocrate à l’agonie : on m’a cru disparu, enseveli mais je suis une force obscure, qui ne se retire que pour surgir, plus mauvaise, plus déterminée. Je veux le bien de mon peuple. Je veux ton bien, cher concitoyen que je viens d’énucléer. Et pour qu’advienne le bien, il faut que je sème le mal ! Je te l’ai dit, petit socialisant, je suis paradoxal. J’incarne le paradoxe de l’île d'Utoeya !
« Que dis-tu ? Je ne comprends rien : articule, à la fin ! Et tout ce sang entre tes lèvres ! Tu souilles mes bottes ! Parle dans l’hygiaphone, sinon, je n’entends que tes postillons ! Ah, ah ! Elle est bonne, celle-là, tu ne l’attendais pas, hein ? Je t’abandonne, à présent, il me reste tant à faire ! Je me suis donné une centaine de morts pour objectif, et je suis loin d’avoir achevé ma besogne. Je te laisse, ami, sois heureux ! Respect à toi, autour de toi, ainsi qu’en dessous de toi, et au-dessus ! Puisses-tu longtemps encore traverser dans les clous !
« Sur cette île, soudain, je suis comme un dragon de Komodo au milieu d’une harde de biches. Les proies sont si abondantes ! Je mords celle-ci, j’éventre celle-là, j’arrache, je blesse, j’estropie. Ma bave est un poison, mon baiser est mortel. Je massacre. J’avais prévenu mes contemporains ; aujourd’hui, j’accomplis mes écritures. Regardez-moi, étudiez les traits de mon visage, soutenez mon regard d’iguane, imaginez le contact de mes veines froides sur votre peau ! Je suis légion ! Une armée numérique annonçait mon triomphe : je suis celui qui devait venir.
« Une sirène retentit, voilà les policiers : ils vont m’entendre, ceux-là !
Une heure ! Ils ont mis une heure pour arriver jusqu’à moi.
Mais que fait la police ? »
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http://youtu.be/hQ77p1kXPwQ