jeudi 31 mai 2018

Le désir fait écran

Cet article est parti plus tôt qu'il ne fallait, je le complète donc.

Nous sommes en 1965, lors de la cérémonie des Oscars (bien supérieure, relativement à l'éclat, à l'organisation, au simple intérêt, à nos lamentables Césars). Il a trente ans, ce jeune homme qui surgit de la coulisse. Il est une silhouette sombre, souple, qui s'avance vers le pupitre. Et l'on distingue alors parfaitement son visage, ses traits d'une juvénilité désarmante. Il ne paraît pas intimidé, alors qu'il doit l'être. Il parle, sa voix ne tremble pas, son accent est presque mieux qu'américain : anglais. Qui le connaît vraiment, alors, en Amérique ? Le public ? Qui a vu, dans l'Arizona, en Louisiane, dans le Connecticut, ou encore en Virginie, Plein Soleil, Rocco et ses frères, Le Guépard, L'Éclipse, Mélodie en sous-sol ? Chez les professionnels, il en va autrement. On lui fait entendre qu'une carrière s'ouvre en Amérique. D'autres français, avant lui, ont remporté tous les suffrages, entraîné tous les cœurs après eux. On lui cite le grand Maurice Chevalier, bien sûr, Clodette Colbert, Charles Boyer, Leslie Caron, Louis Jourdan…
Il part. Il reviendra bien vite, déçu, impatient, définitivement français et européen. Il a eu raison : son ambition n'aurait pas pu s'exprimer aux USA.
Mais, pour l'heure, il suit les conseils de ses mentors : Hollywood cherche constamment des têtes nouvelles, il faut qu'il se montre. Pour cela, la soirée des Oscars est idéale. C'est ainsi qu'il paraît sur la scène du Civic Auditorium (Santa Monica, Californie).
Il a trente ans, donc. De toute sa personne, sombre et lumineuse, de cet éclat de beauté délicate et nerveuse, émane une grande sobriété, peut-être soutenue par la conviction d'incarner une forme unique, singulière de séduction absolue.
Il évoque un peu Montgomery Clift, par exemple, mais il ne semble absolument pas hanté par ce trouble d'origine, ce malaise « ontologique », cette émouvante indécision qui « fondait » le merveilleux « Monty ».
Alain Delon a trente ans. Il ne devrait pas se trouver là. Quinze ans auparavant, il cherchait le moyen de fuir un destin, qu'il refusait absolument. Il y eut l'armée, puis Paris, puis le cinéma.
C'est à dire, plus explicitement, il y eut le désir. Ce désir que toute sa personne suscitait à chacune de ses apparitions, dans quelque lieu qu'il se trouvât, chez les femmes, chez les hommes. Il voyait bien la joie qu'il leur procurait quand il leur souriait, et l'espoir qui les gagnait, quand il s'approchait d'eux, quand il semblait les désigner, les sortir du lot.
C'est ainsi que se renouvellent les représentations du désir.
Il ne demeurera pas longtemps « à portée de main », il mit entre les autres et lui un écran, celui du cinéma.
Il ne devait pas être là, rien ne le prédestinait à irradier cette soirée des Oscars, en 1965. Rien, sinon le désir et son renouvellement. Alors, il prit toute sa place.
Il était là. Toute sa personne imposait sa propre réalité du désir humain. Il appelait l'écran : par ce moyen, par ce truchement, il pourrait être l'amant du monde. il pourrait être espéré, attendu, désiré. Le désir faisait écran. Il s'offrait sans se donner. Il avait trouvé son destin.



Pour illustrer tout cela, une chanson m'est venue à l'esprit. Elle est l'œuvre, paroles et musique, d'un personnage flamboyant du théâtre et du cinéma, anglais d'origine, snob, charmant, subtil, extrêmement doué : Noël Coward (1899-1973).
Pour un spectacle musical, en 1932, il créa Mad about the boy (Folle de ce garçon) destinée à une artiste féminine. La chanson connut un immense succès, avant la Seconde guerre mondiale et après, et jusqu'à aujourd'hui.
Toutes les femmes étaient « folles de ce garçon ». Toutes les femmes, ainsi que… Noël Coward himself. Le grand Coward était homosexuel, à une époque où il n'était pas aussi simple d'en faire « profession de foi ». Il enregistra sa propre version, qui demeura longtemps… discrète voire secrète.
La voici, le voici, lui aussi « folle » de ce garçon  :



Et voici un florilège, parmi toutes les interprétations qui me plaisent infiniment.

Swing et grâce, quelque chose d'entêté aussi, orchestre et voix en accord parfait, Phyllis Robins et Jack Hilton :




Greta Keller, dans un genre un peu cabaret berlinois, mélancolie rhénane :



L'immense Dinah Washington, à la fois chic et canaille, a véritablement transformé le style de la chanson, dans les années cinquante :



La perfection  « jazz » de l'impeccable Anita O'Day :



Jessica Biel joua dans une adaptation cinématographique (2008), assez banale (Alfred Hitchcock avait signé la première, muette, en 1926 ou 1927) de la pièce signée Noël Coward, Easy virtue. Elle ne se sort pas si mal de l'exercice :



Très comédie musicale, très anglaise au vrai, Marianne Faithfull :



Une classe folle, une facilité, une maîtrise incroyables, Ernestine Anderson :



Un murmure de sensualité dans ce monde de brutes, Julie London :



Voilà : cette liste n'est pas exhaustive, mais il est vrai que je suis loin, moi-même, d'être exhaustif !

N.B. : J'augmente cette liste d'une interprétation par Esther Ofarim, conseillée par debout (sans majuscule, ainsi qu'il ou qu'elle signe son message). En effet, tout est excellent et original, et d'une épatante fantaisie (très sixties) :



Pour Alain Delon on pourra aller voir : 

Delon, sans retouche

Alain, sors de ce corps !  Nico, une allemande dans la Factory  Le décor d'une vie -3-  Les désirables


lundi 14 mai 2018

La vie, événement capital, un peu vain et si mélancolique

Quand j'étais enfant, Mouloudji évoluait sur la scène avec la grâce canaille d'un roi bohémien. Kabyle de Paris, breton par sa mère, homme par les racines, français par les branches, chanteur par le feuillage, il faisait tourner les têtes des filles et de leurs mères.
Je m'aperçois qu'il accompagne parfaitement les petits méandres de la vie.

On part au loin, on est las soudain, et l'on veut revenir. Je cherchais cette chanson, la voici  :



Toujours notre vie est entre deux rives. La distance qui les sépare mesure notre exil intérieur, notre confort et notre chagrin.
Mouloud se montrait délicat tel un prince oublié de sa cour, que rien ne divertit durablement :



Et si nous prenons des mesures radicales, elles ne serviront qu'à nous rendre plus complaisants encore envers nous-mêmes. Ce que nous laissons derrière nous ressemble à une carlingue rouillée peuplée d'ombres que nous croyons reconnaître. Et notre mémoire impitoyable leur a fait les poches.



À la fin, malgré le bilan mitigé, si l'on se retourne, une sorte d'éblouissement persiste. Ce fut certes inutile, mais ce fut souvent très agréable. Et l'on se dit que cela valait la peine de poursuivre la petite aventure médiocre de l'existence. Au fond de nos prunelles, on voit les lueurs persistantes d'éblouissants repaires.



 Il n'y a pas de remède à notre mélancolie fondamentale. Un souffle léger, peut-être l'invisible main d'une vie supérieure, malicieuse, amusée, nous donne un élan tantôt brisé tantôt repris, et, si l'on entend l'air entêtant d'une valse à trois temps (l'un pour le néant, l'autre pour l'espoir, le dernier pour la fantaisie), c'est qu'il convient de ne pas perdre le rythme, avant de céder la place. Dans la coulisse, déjà, d'autres silhouettes se préparent à paraître, et nous n'aurons pas existé…