jeudi 29 décembre 2016

Un dernier tour de piste

Il y aura toujours un jeune homme, qui accordera sa mélancolie à la musique du monde. Il y aura toujours un jeune homme, qui marchera dans les rues parmi les ombres de ses héros misérables. Dans cinquante ans, il se trouvera un garçon aux mèches brunes, qui trouvera dans ses errance parisiennes le réconfort des présences ressuscitées. Ses pas, comme comptés par des voix amicales, le guideront vers des lieux hantés, où des lampes allumées éclaireront des fantômes par lui seul pressentis autant qu'aperçus…

La chanson Send in the clowns est énigmatique, par son contenu propre et par son titre, qui revient régulièrement : « Send in the clowns ! » ( « Envoyez les clowns ! »). Il relève du vocabulaire de cirque : c'est par cette injonction qu'on demande aux clowns d'intervenir à l'improviste, à l'occasion d'un incident par exemple, ou, simplement, de jouer leur partie. Or, on cherchera ici en vain les clowns et la piste ronde, où ils s'animent comiquement. Il s'agit d'une séparation amoureuse, d'un adieu, d'un dépôt de bilan après constat d'échec.
Cette chanson, signée Stephen Sondheim, paroles et musique, extraite de la comédie musicale A little night music, a connu immédiatement un grand succès, et fut chantée par de nombreux artistes dans le monde. 
Elle rapporte l'ultime entrevue de deux êtres qui s'aimèrent et se désaccordèrent sincèrement.
Cela commence par un détournement de sens ironique : « Isn't it rich ? », qu'on pourrait peut-être traduire par « Quelle réussite ! ». 
Suivent l'énoncé des échecs, le cortège des renoncements :
« Formons-nous un couple ?
Moi par terre
Toi en plein ciel,
Où sont les clowns ? »
 
Qui, de l'homme ou de la femme, parle ? Nous ne le savons pas. Nous n'entendons qu'une déploration, énoncée sur un mode « circulaire » : il, elle tire sur le fil des espoirs déçus, et les mots qui lui viennent rendent compte du désarroi intime qui le, la saisit. Le climat de la chanson est plutôt cotonneux, doux comme un chagrin longtemps tenu à distance, apaisé, acclimaté.
 
Isn't it rich? 
Are we a pair? 
Me here at last on the ground, 
You in mid-air, 
Where are the clowns? 
 
Isn't it bliss? 
Don't you approve? 
One who keeps tearing around, 
One who can't move, 
Where are the clowns? 
Send in the clowns. 
 
 Just when I'd stopped opening doors, 
Finally knowing the one that I wanted was yours. 
Making my entrance again with my usual flair 
Sure of my lines 
No one is there. 
 
Don't you love farce? 
My fault, I fear. 
I thought that you'd want what I want 
Sorry, my dear! 
And where are the clowns 
Send in the clowns 
Don't bother, they're here. 
 
Isn't it rich? 
Isn't it queer? 
Losing my timing this late in my career. 
And where are the clowns? 
There ought to be clowns 
Well, maybe next year
 
 
« Send in the clowns »
Sarah Vaughan, en 1987. On est à Broadway, en hiver, on entre dans un club, il fait chaud, on retire son manteau, on s'installe près de la scène. L'obscurité se fait, puis la rampe s'allume, les musiciens prennent place, le pianiste joue quelques notes. Les lumières se tamisent, elle paraît sous les applaudissements : Sarah Vaughan !
Sarah transforme tout ce qu'elle chante, elle l'incorpore et le restitue comme projeté d'un alambique de sorcellerie moderne : on est ébloui !
 
 
 
Et toujours Franck Sinatra, parce qu'il incarne une autre perfection. Il a d'abord donné une version de studio, introduite d'un texte court, où il dit son admiration pour cette composition. Puis il a cherché quelque chose de plus « tendu », donc de plus dépouillé. Il a trouvé la formule  ici :  acoustique,  proprement éblouissante.
 

Enfin cette interprétation par Blossom Dearie, la plus singulière, peut-être la plus belle, et parfaite assurément, accompagnée par elle-même au piano, extraite de son album (indispensable) « From the meticulous to the sublime ». Blossom Dearie est une grande artiste méconnue.




Alors, direz-vous, que vient faire l'évocation d'un jeune homme, au début de cette affaire ? Aucun rapport avec ce qui a suivi ; c'était un souvenir, une ombre surgie du passé, une silhouette très ancienne, que le brouillard emportera en se dissipant.
 
Our kind of town    La carte noire de Melville : les passants de la nuit   La nuit 2    Frankie from Hollywood   La nuit 6 Variation sur un même « j'aime ».    «Séducswing»  La nuit 5     La nuit 4 

samedi 24 décembre 2016

Noël avant la fin (de l'année).

- Tiens, te voilà de retour !
- Eh bien oui, c'est moi ! Mais comment avez-vous fait pour me reconnaître, j'ai tellement changé ?
- Tu n'as pas changé, tu as seulement vieilli.
- Mais vieillir, c'est changer !
- Pas exactement, vieillir, c'est finir par se ressembler.
- Certainement pas ! jeune, on me disait charmant ; mûr, on m'a trouvé séduisant, mais, aujourd'hui… 
- Aujourd'hui, on ne te remarque même pas.
- C'est cela, je suis devenu transparent. Je n'entre plus dans le calcul de personne.
- De toute façon, que d'erreurs ils ont commises ! Quand ils pensaient t'avoir additionné, tu te hâtais de te soustraire.
- Je me suis multiplié.
- Sans te reproduire !
- Je ne suis pas un multiple de deux.
- Tu est plutôt une division de toi.
- Deux fois moi ne font qu'un.
- Deux fois toi ne font rien.
- À la fin, qui êtes-vous pour me juger ? Et comment m'avez vous reconnu, alors que je ne vous ai jamais vue ?
- Je te l'ai dit : tu as fini par te ressembler. Qui suis-je ? La dernière de ta liste, celle que tu ne pourras barrer d'un trait, mais qui t'effacera sans regret.
- Allez-vous en !
- J'allais partir, on m'attend ailleurs, mais tôt ou tard, nous nous retrouverons.
- Je n'en ai nulle envie.
- Qu'on me désire ou pas, j'accomplis toujours ma besogne à l'heure dite.
- Mais qui êtes-vous à la fin ?
- C'est à la fin, précisément, que tu le sauras, en attendant, retiens ceci : je suis l'inconnue qui passe et te fera passer !

Et, à tous ceux qui passeront peut-être par ici, je souhaite non pas de bonnes fêtes de fin d'année, comme le proclament les journalistes de France-inter et Laurent Joffrin, arrogant « kaputaine » de Libération, journal comptant bientôt plus de pages que de lecteurs, rafiot rafistolé, radeau des médusés, je souhaite, disais-je, avant d'être grossièrement interrompu par ces fâcheux, un joyeux Noël !




Et, pour le plaisir, ce bref extrait d'un livre de souvenirs sur un égaré qui s'est perdu, et dont l'ombre maudite et amicale me suit depuis l'adolescence : 

« Drieu était charmant, intelligent, décadent, pervers, réticent, imprudent, timoré, ni tout à fait bourgeois, ni tout à fait antibourgeois, cérébral et risque-tout, généreux avec profondeur, vulnérable, perpétuellement disponible, noble, écœuré, dévoué, égoïste, inquiet, solitaire, délicat, lucide, aristocrate, sceptique, enthousiaste, désespéré, malade de la volonté, ambitieux et résigné, clairvoyant et naïf, vibrant et paresseux, homme nouveau et homme attardé, bon camarade, mais toujours prêt à se fâcher, et enfin, ajoutons-le, en dépit de ses manières accueillantes, secret, très secret, comme tous les êtres systématiquement sincères. Plus que secret, indéchiffrable, esclave, sur un rythme déconcertant, de toutes les tentations intellectuelles, des moindres données immédiates de sa conscience agitée. En même temps il allait paresseusement à la recherche de quelque impassibilité enfin définitive. Mais quel délicieux compagnon de flânerie, quel voisin de table ! »
André Beucler De Saint Petersbourg à Saint-Germain-des-Prés, Gallimard