jeudi 31 mai 2012

Muriel est morte


Dans un article, qu'elle avait écrit dans Libération, elle citait Sacha Guitry : « Ne prenez pas la vie trop au sérieux, de toute façon, vous n'en sortirez pas vivants ! » Elle vient d'en sortir et, en effet, elle n'en est pas sortie vivante. Pour les gens de ma génération, Muriel Cerf est d'abord une jeune femme d'apparence fragile, menue, d'une beauté de porcelaine, mais très décidée. Son apparition, dans les années soixante-dix, en quelque lieu que ce soit, créait immédiatement une fusion d'intérêt, d'admiration, de désir. Elle était douce et inflexible, parfaitement indifférente aux modes, aux retournements, aux arrangements. J'avais lu son premier livre, « L'Antivoyage », avec une joie mêlée d'étonnement : son Asie était redoutable, dangereuse et sinistre comme la misère. Elle avait été la coqueluche de Paris, puis la vie s'était vengé de cet adorable pirate si doué, malicieux, et d'une éducation parfaite. Je me souviens d'elle. 



vendredi 25 mai 2012

Fin de féerie

























Nous n'irons plus, à la nuit tombée, sous ses fenêtres aux persiennes closes à l'espagnolette, nous ne nous hausserons plus sur la pointe des pieds, dans l'espoir toujours renouvelé, rarement déçu, d'apercevoir l'une des créatures admirables qui peuplaient ses rêves et notre fantaisie. Esther a éteint sa lampe, fermé ses volets, bouclé sa porte. Elle en a décidé ainsi. Car Esther est cruelle ; sa main griffe aussitôt qu'elle a caressé, et ses yeux rieurs suivent les fines pistes sanglantes que ses ongles tracent sur la peau de ses amants.
Nous n'irons plus chez Esther, dans cette vaste demeure tendue de velours cramoisi, où elle préparait ses philtres d'amour, selon des formules très anciennes et compliquées connues d'elle seule, et que lui avait murmurées une fée pâle sur son lit d'agonie douce : « Désormais, tu te nommeras l'Ondoyante, car je t'ai confié mon savoir : il te revient d'enchanter le monde, de distraire les humains de leur ennui et de leur chagrin inconsolable  ! ».
Esther animait une admirable féerie sensuelle, composée de corps et de mots. Elle exaltait la cambrure, les rotondités, les fentes exquises, la sueur des chairs point encore lasses, le son rauque du plaisir, la plainte adorable et les souffles mêlés, les nœuds que font les membres enlacés, l'arc d'un ventre brusquement soulevé par une onde de plaisir, le frémissement des paupières et l'abîme des yeux, enfin tout le ballet charmant de l'amour, et du désir qui nous en procure l'illusion nécessaire.
Esther est partie. Elle reviendra.


Joe Cocker - Night Calls par Like_Finger

On lira aussi  Esther, visiteuse du soir

mercredi 23 mai 2012

Le décor d'une vie -3-


Après sa mort, à Rome, le 17 mars 1976, les cendres de Luchino Visconti sont transférées sur l'île d'Ischia, au large de Naples, où le metteur en scène possède une vaste villa.
Voici une photographie de cette villa, et un portrait de Visconti, dans la villa. En bas, trois documents pris sur le lieu du tournage de « Rocco et ses frères » (1960), film qui valut au réalisateur d'être accusé d'obscénité. Trois précieux documents, me semble-t-il, et très émouvants.





























Sur la mort de Visconti, on pourra lire

Sur le choix de l'interprète de Tadzio, on verra Les garçons
Sur Alain Delon, on consultera : Tous les garçons s'appellent Patrick: Delon, sans retouche
Tous les garçons s'appellent Patrick: Delon ne mégote pas
Tous les garçons s'appellent Patrick: Alain, sors de ce corps !
Tous les garçons s'appellent Patrick: Nico, une allemande dans la ...

Le décor d'une vie -2-

(suite de l'article précédent)
Or, le personnage incarné par Burt Lancaster - quel itinéraire pour cet acteur venu du cirque !- fut inspiré à Visconti, comme un salut admiratif, un hommage à une manière de maître, par le très singulier Mario Praz (1896-1982). Esprit encyclopédique, féru de littérature romantique noire, fortement « endiablée », Mario Praz est une figure européenne en voie d'extinction. Conférencier, écrivain, collectionneur, il pratiquait l'art de l'observation, de l'échange, de la conversation, de la mondanité intelligente et du partage sensible. Il réhabilita la période Néoclassique, le Second empire et, plus généralement, l'esthétique, l'art de vivre qui s'est développé entre 1760 et 1850 en Europe. L'âge néoclassique se distingue, en architecture, par l'interprétation de l'idéal greco-romain auquel il donne des proportions proprement « monumentales » (voyez les projets et travaux de Claude Nicolas Ledoux à Arc-et-Senans, et de Victor Louis à Bordeaux). En France, on peut considérer que la décoratrice Madeleine Castaing - extravagante Madeleine Castaing, qui, très âgée, contenait la chair de son menton sous la pression d'un large élastique, qu'elle portait en permanence !- appartient à son « école ».

Bon, je deviens ennuyeux, j'abrège ! Mario Praz s'est beaucoup occupé de décor, d'ameublement et d'art de vivre. Sur ce thème unique, il acquit une magnifique collection d'aquarelles, montrant de beaux intérieurs européens. Une partie importante de cette collection fit l'objet d'une exposition, au musée Marmottan, en 2002 (Paul Marmottan, lui-même grand amateur d'objets de cette époque). J'ai trop de choses à dire sur ces sujets, et, quand on a trop de choses à dire, il est préférable de se taire !

Note : Pour celles et ceux qui se rendent prochainement à Rome, qu'ils sachent que le dernier appartement qu'occupa Mario Praz, dans le palazzo Primoli, via Zanardelli 1, et tout ce qu'il contenait à la mort de celui-ci, fut acquis par l'état italien, puis transformé en musée-appartement. On y retrouve le goût prodigieux d'un homme inspiré.
Ci-dessous : portrait de Mario Praz, deux aquarelles, et une photographie de l'une des pièces de son appartement.





















On consultera éventuellement

Le décor d'une vie -1-

On a parfois reproché à Visconti son obsession « décoratrice », d'attacher trop de soin à des détails d'authenticité, tels que la vaisselle et l'argenterie. Je vois là, pour ma part, un souci de précision, d'exactitude et d'honnêteté, un moyen, aussi, d'imposer la totalité d'un personnage dans l'exact décor de son temps, de son aventure.
l'aboutissement de cette « méthode », on le trouvera sans doute dans son avant-dernier film, « Violence et passion » (« Gruppo di famiglia in un interno », 1976). Son tournage en fut douloureux, car Visconti relevait d'une attaque cérébrale, qui l'avait frappé pendant la réalisation de « Ludwig, le crépuscule des Dieux ». Il donnait ses indications depuis une chaise roulante, la moitié du visage figé, ce visage qui, dans sa jeunesse, avait été d'une beauté animale. Luchino fascinait les femmes, mais désirait les hommes.
Dans « Violence et passion », un professeur d'art, collectionneur et expert en tableaux, vieillissant (mais tout de même interprété par Burt Lancaster !) vit retiré dans le splendide isolement de son palais romain, parmi ses trésors et, en particulier, des « conversation pieces », terme anglais pour désigner des scènes de l'univers familial, pacifiées, heureuses, très en vogue dès la fin du XVIIe siècle. Sait-il qu'en acceptant, presque forcé, de louer l'appartement du dernier étage à une singulière famille, composée d'une femme, la marquise Bianca Brumonti (Silvana Mangano), de son gigolo, Konrad (Helmut Berger), de sa fille, Lietta (Claudia Marsani), et du petit ami de celle-ci, Stefano (Stefano Patrizi), il fait entrer dans son intimité le chaos, le tourment et l'amour ? Il est possible qu'il le pressente, mais il faut que cela s'accomplisse, pour qu'à ce vieil esthète sans illusion soit révélé le sens du sacrifice et du souci de l'autre (à suivre).















Ci-dessus : captures d'écran du film « Violence et passion », le bureau du professeur (Guy Tréjan, au centre, Jean-Pierre Zola, à gauche : celui-ci joua dans de très nombreux films, dont le rôle de M. Arpel, l'oncle de M. Hulot, dans le film de Jacques Tati) ; la terrasse du palais, les toits de Rome (la marquise Bianca Brumonti (Silvana Mangano), sa fille, Lietta (Claudia Marsani), et Stefano (Stefano Patrizi). Notons que le titre original « Conversation piece » est infiniment plus en rapport avec le thème du film que l'insupportable titre français, « Violence et passion »

lundi 21 mai 2012

Je n'aurai fait que passer

Sa mort n'aura pas bouleversé les foules. Il est vrai que son art n'était pas populaire. Pourtant, je me souviens d'une boulangère mélomane, qui passait en boucle ses disques ainsi que ceux de Maria Callas. Mais la nouvelle bourgeoisie ne lit pas plus qu'elle ne s'intéresse à l'interprétation des Lieder de Schubert. La nouvelle bourgeoisie écologiste met une grande application à se détourner de la culture exigeante : elle préfère se consacrer à des loisirs plus « cool ».
Dietrich Fischer Diskau, après Gustav Leonhardt (le 16 janvier), Maurice André (le 25 février), a tiré sa révérence. Ce que faisait Fischer Diskau se situait entre le souffle et l'esprit. Pour le saluer, et pour rendre hommage à ces trois grand interprètes, je vous propose ce moment d'intense beauté, entre Sviatoslav Richter et Dietrich Fischer Diskau. Il s'agit du Lied « Der Wanderer », composé en 1816, sur un poème de Schmidt von Lübeck, qu'on traduit par Le voyageur, mais avec une nuance d'errance permanente. L'homme du Wanderer ne trouvera pas le repos sur la terre 
Le soleil me semble ici si froid, 
La fleur flétrie, la vie vieille, 
Et ce qu’ils racontent bruit vide et creux ; 
Je suis partout  un étranger 





Pour accompagner notre salut admiratif, cette autre « action de grâce », que nous devons au Gewandhausorchester, orchestre symphonique de Leipzig, dirigé par le grand Kurt Masur, et à Julia Varady, injustement méconnue, soprano allemande, d'origine hongroise, née en Roumanie (bonjour Nadia, qu'on ne voit plus !)
Ce lied, « Im Abendrot » (« Au soleil couchant ») appartient aux « Quatre derniers Lieder » (« Vier Letzte Lieder ») composés par Richard Strauss, sur un poème de Joseph von Eichendorff. Il est le dernier de la série. Les trois précédents - « Frühling » (« Printemps »), « September » (comme son nom l'indique), et  « Beim Schlafengehen » (« À l'heure du sommeil ») - sont l'œuvre de Herman Hesse, auteur du « Loup des steppes ».


R. Strauss, Im abendrot. par jolicrasseux


On pourra se rendre à

lundi 14 mai 2012

Drieu via Visconti, Joël H. via Guidoni



La scène ci-dessus est extraite de « Mort à Venise », de Luchino Visconti (1971). Elle nous ramène, curieusement, à Drieu la Rochelle. Dans sa jeunesse, Drieu fréquenta assidument les bordels, en compagnie de son très proche ami Emmanuel Berl. Ce dernier avait une conception très hygiéniste de la chose, mais Drieu était plus trouble : il était à la fois fasciné et effrayé par les figures et les rites de la prostitution.
Bientôt, nous reparlerons de Drieu, et du grand Théodore (ainsi que le nommait sa femme, Mireille), c'est à dire Emmanuel Berl.

Et puis encore cette chanson. Ne trouvez-vous pas que Jean Guidoni ressemble à Joël H, qui tient l'impeccable blogue « La Crevaison », référencé ci-contre ?



Sur Visconti, on pourra lire  :

Le dernier temps d'une valse




Allain Leprest : je vous ai maintes fois entretenu de cet homme si doué, tendu comme une corde de violon, mort l'été dernier (
 ). Voici la même chanson, Une valse pour rien, interprétée par lui, puis en duo avec sa fille, Fantine ; la maladie a ravagé son apparence, mais, au bord du gouffre, il exerce son beau métier : il chante.
Quelque chose opère ici, qui nous trouble, nous saisit, nous « enchante ».

vendredi 11 mai 2012

Les trois grâces























À elles trois, elles ne représentent même pas 3% du corps électoral français, mais ces dames ont des exigences ! L'une veut être ministre de la justice, l'autre, ministre de quelque chose, la troisième… que veut-elle en plus ?  Elles incarnent toute l'ambiguité de l'écologie politique : faible dans les urnes, habile à la manœuvre politicienne, dissimulant à grand peine une ambition démesurée derrière le prétendu intérêt général. Voyez leur bonhomie surjouée : Eva nous mettrait volontiers en prison, celle du milieu développe l'énergie envahissante d'une cheftaine catho bornée, quant à Mme Voynet, le naufrage de L'Erika lui est peut-être un douloureux souvenir, mais elle va dans la vie d'un train de sénateur !
Elles réclament des places ! Et elles les obtiendront, hélas !
(Eva Joly, Cécile Duflot et Dominique Voynet : voeux à la presse, le 5 janvier 2012 à Paris, photographie Francois Mori/AP/SIPA)



lundi 7 mai 2012

Le choix d'un frère

Il arrive qu'on ne se cherche pas de père, ce fut mon cas. Il arrive également qu'on se cherche un frère, ce fut aussi mon cas. Je l'ai trouvé dans la personne de Drieu la Rochelle. J'ai immédiatement aimé « Le Feu follet » (1931), dont Louis Malle a tiré un film remarquable. Sur son suicide, on aura tout dit. Il était « traqué comme un cerf » (François Mauriac), on le cherchait, peut-être pour lui faire la peau, assurément pour le juger. Il n'y consentit pas : « On se tue par fatigue de raisons » ( Bernard Franck, « La panoplie littéraire »)
Drieu n'eut pas, c'est le moins qu'on puisse dire, un comportement particulièrement « recommandable », et ses écrits, en particulier son « Journal 1939-1945 », publié dans la collection Témoins, chez Gallimard, par Pierre Nora, laissent peu de doutes sur le sujet de ses engagements détestables. Mais c'est ainsi : rien n'a jamais pu me détourner de l'aimer. Je possède tous ses livres, dans leur édition originale parfois, des documents, et quelques lettres de lui, que j'ai achetées ici et là.
Je crois que « Le Feu follet » sera encore lu dans cent ans, par des jeunes gens tristes. Quant à moi, dans cent ans, je ne serai même plus un « vieux gens triste ».
Drieu est publié dans La Pléiade. Certains s'en scandalisent, d'autres s'en étonnent, et d'autres encore s'en réjouissent. J'aimais bien mon Drieu un peu maudit, privé de décoration : son entrée dans la prestigieuse collection sur papier bible, c'est un peu la Légion d'honneur. Mais j'attends beaucoup de l'appareil de notes, toujours bien complet dans cette édition. Nous y reviendrons.





Sur Drieu, on lira : La belle argentine et l'homme perdu dans Fin de partie 2 – Avec amitié dans   ET AUSSI Tanya from Russia, America and Paris