mardi 17 février 2015

La note finale, suite

Toujours obsessionnel, je suis poursuivi depuis hier et l'annonce de la mort de Louis Jourdan, par son visage et celui de Joan Fontaine, à leurs souffles mêlés, dans le film de Max Ophüls, Lettre d'une inconnue, d'après une nouvelle de Stefan Zweig (1881-1942).
Le destin absurde et cruel de cette jeune femme, qui se sacrifie pour un homme ordinaire, ne parle plus à nos contemporain. Il ne peut exister que dans une société point encore « régularisée », une société où les êtres s'organisent en fonction de leurs propres contraintes psychiques et non sous l'œil de la censure sociale (autrement appelé politiquement correct ). Cette femme vouée à se perdre pour un seul homme n'est pas viable aujourd'hui, or, en agissant ainsi, elle affirme magnifiquement sa personnalité fondamentale. Elle « agit » sans craindre ni l'opprobre, ni le ridicule, ni le scandale.
Quant à l'homme, qu'on pourrait croire dans la situation enviable du séducteur éternellement recommencé, il subit la terrible épreuve, qu'il résume en une phrase, fondamentale, que je rappelle ici :
« Il est plus facile de plaire aux autres que de se plaire ».

















En souvenir de Louis Jourdan, de Joan Fontaine, de leur rencontre tragique et nécessaire, ce « Chant à la lune », extrait de Rusalka, opéra du compositeur Anton Dvorak (1841-1904), ici magistralement interprété par Renée Fleming.
Rusalka est une divinité des eaux, amoureuse éperdue du jeune prince qui se baigne fréquemment dans le lac où elle séjourne. La nymphe implore une sorcière de lui donner la forme (et les formes) d'une femme incarnée. Elle sera exaucée, mais au prix d'une sévère infirmité (elle devient muette), et d'une terrible menace : la damnation si le prince ne l'aime pas en retour.
Il la voit, il s'en éprend, puis il s'en lasse. Il s'éloigne, mais, la retrouve, veut la reconquérir. Elle le met en garde : s'il lui donne un baiser, il mourra dans l'instant.
Il l'embrasse, et meurt. Rusalka sombre au plus profond des eaux. De même Louis Jourdan acceptera-t-il, à la fin, le duel avec le mari de Joan Fontaine, d'où il est certain de sortir vaincu.
Ne retenez ni vos larmes ni vos rires, selon que vous serez « puissant ou misérable ».


Renée Fleming - DVORAK par midu92



On lira La note finale
Voyez aussi : La groupie du pianiste


La note finale

Louis Jourdan (1921-2015) vient de mourir. Je l'avais évoqué ici, surtout pour son rôle dans « Lettre d'une inconnue » (1948), de Max Ophüls. Toute la délicatesse désespérée de la vieille Europe centrale y est rassemblée. Une jeune fille (Joan Fontaine) s'éprend passionnément d'un pianiste (Louis Jourdan), lorsque ce dernier vient s'installer dans l'immeuble où elle habite avec sa mère, veuve. C'est un artiste très doué, promis à un brillant avenir d'interprète. C'est également un fort bel homme, un séducteur oublieux de ses conquêtes, passant d'un corps à l'autre.
Je passe les détails. Devenue une jeune femme ravissante, obsédée par l'idée de retrouver le pianiste, elle revient s'installer à Vienne. Elle le retrouve. Il est séduit immédiatement, mais ne reconnaît pas son ancienne voisine. Ils s'aimeront une seule nuit. Le lendemain, il part à Milan, donner un concert. Très épris, il lui donne rendez-vous deux semaines plus tard.
Mais cet homme ignore le temps, les serments, promesses. Il n'est nullement parjure, mais il est oublieux, sollicité par son désir, charmé par la dernière et déjà par la prochaine.
Elle lui écrira une lettre, et, par cette lettre, il comprendra quelle présence d'amour infini, avec cette « inconnue », il aura perdue.
Certains êtres font ainsi le malheur de ceux qui croisent leur route sans le vouloir, car, pour eux « Il est plus facile de plaire aux autres que de se plaire ».




















Document ci-dessus : Joan Fontaine, Louis Jourdan, Lettre d'une inconnue

Je vous avais donné une adresse où l'on pouvait voir le film dans sa version originale non sous-titrée. En voici une autre, sous-titrée en français :

 ▶ Lettre d'une Inconnue (max ophuls, 1948) film complet vostfr - YouTube


 Voyez aussi : La groupie du pianiste

jeudi 12 février 2015

Un roi très mélancolique

Actuellement, et peut-être pour très peu de temps, youtube diffuse le film Ludwig-Visconti, en français et dans son intégralité. Ce genre de choses -des films rares, libres et gratuits-, sans être exceptionnel, ne dure pas longtemps. Les œuvres sont retirées rapidement.
Voici donc l'adresse où vous pourrez visionner, enregistrer ce chef-d'œuvre, dans une qualité satisfaisante.

Ludwig ou le Crépuscule des Dieux Film complet (1973) Visconti VF - YouTube



Le rôle de Ludwig est tenu par Helmut Berger : il y exprime toutes ses qualités d'interprète viscontien. Les rapports entre les deux hommes étaient parfois orageux. Certes, Visconti était follement épris de Berger, mais il n'abandonnait aucune de ses prérogatives de maître du plateau. Il voulait que ce film exprimât sa conception de l'existence. Il sut parfaitement distinguer dans la personne du roi fantasque et supérieurement inspiré la représentation de son idéal : la vie réelle est décevante, seule la vie de l'esprit, guidée par une recherche infatigable du beau, peut nous consoler, apaiser notre chagrin fondamental. Il faut rapprocher ce film d'un ouvrage magnifique : Le livre de raison d'un roi fou : Louis II de Bavière (1947) d'André Fraigneau (1905-1991). Je ne connais pas d'étude à la fois plus légère et plus inspirée, plus pénétrante du souverain bavarois. Comme Visconti, il le suit dans son déclin physique, dans son inexorable métamorphose d'apparence, qui, cependant, ne s'accompagne nullement d'une quelconque altération de sa lucidité ni de sa capacité d'analyse :
« Cette nuit, aux flammes des bougies, j'ai contemplé longuement mon visage dans un miroir […] Je me découvre tel que l'exercice de la vie m'a fait. Plutôt m'a défait […] Mes dents gâtées par les sucreries […] Je suis énorme, gigantesque, même […] Les romantiques ont l'imagination courte, ils ont inventé le monstre laid : Quasimodo […] Je suis un monstre beau. C'est pire. »
Dans Ludwig-Visconti, les moments qui réunissent Sissi (Romy Schneider) et le roi, leurs ballades nocturnes, leur complicité d'enfance, leurs discussions, sont un éblouissement. Quant aux deux acteurs, Schneider dans de longs vêtements noirs, Berger sous ses chapeaux de Hambourg, sanglé dans son uniforme ou enveloppé d'un manteau, ils sont d'une beauté impressionnante.

Sur Visconti, si le cœur vous en dit : Drieu via Visconti, Joël H. via Guidoni Le décor d'une vie -1-
Le décor d'une vie -2- Le décor d'une vie -3- Luchino est mort ! L'enchanteur du XXe siècle (1)
Les garçons La peste soit du choléra !

samedi 7 février 2015

Connaît-on la chanson ? suite

 C'est à propos de Nicole Louvier.
J'ai saisi un fil. J'ai vu qu'il se déroulait au loin, je l'ai tenu entre mes doigts, je voulais voir où il me menait. Ayant choisi, parmi d'autres, son interprétation de Ça fait peur aux oiseaux (voir l'article précédent Connaît-on la musique ?) quelque chose m'avait frappé chez cette jeune femme. Mais mon impression était superficielle, provoquée par son regard. Or, il y avait bel et bien un mystère derrière son apparence.
Nicole Louvier eut une vie « différente », heurtée d'abord très durement par l'Histoire, à cause de son « origine », puis rendue très inconfortable par sa « nature ».
Nicole Louvier, juive polonaise par ses parents, née à Paris en 1933, fut une enfant cachée pendant la Seconde guerre. Elle vécut en Bretagne. Après les hostilités, elle revint à Paris. Retrouva-t-elle ses parents ? Je l'ignore, comme j'ignore si elle suivit des études. Très tôt, en tous les cas, elle écrit : des poèmes, des textes courts, des chansons, et des romans. Elle apprend à jouer de la guitare, elle chante, on la remarque, elle plaît. Les années cinquante lui conviennent parfaitement, On y entend volontiers  des chansons « à texte », sans mièvrerie. Son style très « travaillé », presque précieux, d'inspiration à la fois médiévale et symboliste, lui attire tous les suffrages.
Son premier disque paraît en 1953 (ou 1954 ?), présenté par Maurice Chevalier, toujours très attentif aux nouveaux talents. Chevalier la baptise « Le petit Radiguet », ce qui n'est pas mal vu. La voilà lancée ! Succès national, puis international. On reprend ses chansons : Jean-Claude Pascal, grande vedette alors, chante La Chanson de Venise, Marlène Dietrich donne sa propre interprétation de Qui me délivrera.
Elle fait paraître, aux éditions de La table ronde, deux romans : Qui qu'en grogne, et Les Marchands. Le premier évoque les troubles de l'amour entre deux jeunes femmes, le second, la rapacité du milieu du show business. Les deux ouvrages provoquent des remous. La jeune femme voit des portes se fermer devant elle. Au début des années soixante, elle découvre Israël avec une joie assez grande pour y demeurer et partager la vie d'un kibboutz. Elle reviendra à Paris, mais fera de fréquents séjours dans ce pays naissant.
Après, il apparaît que les choses se compliquent pour Nicole. Elle aimait les femmes, elle ne se plia pas aux nouvelles exigences de la variété, elle ne modifia rien de son style ni de son inspiration. On évoque souvent la figure des rebelles, aujourd'hui, pour qualifier des personnages d'apparence, qui prennent des postures convenues. La détermination de Nicole, son entêtement, son homosexualité sans doute à un moment où cette préférence sexuelle n'était pas devenue commune, tout cela fut-il fatal à sa carrière ? On n'entendit plus parler d'elle. Elle est morte, oubliée du public, entourée de happy few, en 2003.
Ces mêmes happy few veillent sur sa mémoire. Ils ont publié un cd contenant le plus grand nombre de ses chansons.

C'est ainsi qu'un jour on pressent quelque chose dans un regard, dans la vitre sombre d'un œil ardent, et l'on tire le fil d'un secret.



La Chanson de Venise


La même, remarquablement interprétée par Dany Dauberson, qui n'eut pas la carrière que lui méritait sa voix sensuelle. Certes, on pourrait dire que ce genre est démodé, qu'il a vieilli, qu'il fallait qu'il cédât à la pression de la jeunesse, qu'un nouveau public espérait, attendait autre chose, des rythmes, des thèmes, des apparences différentes. Cela est vrai, et, sans doute, nécessaire. Il n'empêche, notre mémoire ou notre plaisir sont gouvernés par d'autres principes que la seule nécessité.



La Chanson de Venise, encore, cette fois par Jean-Claude Pascal. Il roule un peu trop les r, le beau JC, mais sa voix suave est remarquablement placée. Il avait créé sa propre niche de chanteur de charme.



Marlene Dietrich (1901-1992), Qui me délivrera, enregistrée en 1955, suivie de Déjeuner du matin, un poème de Jacques Prévert (1900-1977) mis en musique par Vladimir Cosma, enregistré en 1962.



Supplément pour le plaisir et le frisson, ce bref moment comme pris sur le vif d'un enregistrement de Just a gigolo (auteurs) par Marlène Dietrich (désolé, intégration rendue impossible, rendez-vous à l'adresse suivante : http://youtu.be/BWYYNGXCgVQ)

DominiqueHMG consacre son site Youtube (DominiqueHMG) à Nicole Louvier et à beaucoup d'autres. On trouve chez lui de rares et belles images. Tout cela est fait avec ferveur et remarquablement.

Sur Nicole Louvier, on lira Connaît-on la chanson ?
Sur Marlene Dietrich, Effroi et magie d'AllemagneDans l'ordre du désirLe béguin pour Gabin