vendredi 27 avril 2018

Les montagnes russes

Mes contemporains détestent Vladimir Poutine. M. Hollande tint à distance, avec un peu de mépris affecté, le chef du Kremlin. Hollande ! Qui se risquerait à acheter une voiture neuve à ce dépositaire d'une marque en faillite ? M. Hollande n'est plus, à présent, que le mémorialiste de l'espace vide qu'il a laissé derrière lui…
Je vois bien tout ce qu'on reproche à Vladimir, et je ne le tiens pas pour un modèle d'humaniste germanopratin. Mais je crois qu'il est à l'exacte mesure du pays qu'il gouverne, dans les conditions matérielles et morales où il l'a trouvé.
Par surcroit, la Russie, le peuple russe ne m'ont jamais paru « étrangers », et moins encore hostiles. Lointains, certes, brutaux également, avides de sensations, des hommes, des femmes différents de moi, assurément, mais qui me ressemblent, en plus accomplis, en plus passionnés, en plus rudes. Ils sont les extrémistes de moi-même : des brutes sentimentales, des écrivains inquiets, des mathématiciens surdoués, des ogres effarés, des êtres de drame et de comédie.
Cela dit, d'autres que moi, plus avisés, plus perspicaces, mieux documentés, plus subtils, moins puérils surtout, démonteraient aisément mes médiocres arguments.
L'essentiel est ailleurs, ou plus précisément ici, dans ce petit blogue quelque peu insignifiant, qui accueille néanmoins de très nombreux visiteurs d'horizons parfois lointains. Ils restent anonymes, leurs ombres s'allongent un peu, puis disparaissent…
Alors, voici, pour évoquer le « sentiment russe », deux interprètes d'exception, dans un récital de chants traditionnels, donné sur la place Rouge, à Moscou. La soprano se nomme Anna Netrebko ; sa taille s'est un peu arrondie, ses joues et son cou ont gonflé mais la beauté de ses traits est intacte, sa sensualité toujours affleurante, et son timbre s'est magnifiquement assombri, ce qui l'autorise désormais à chanter les grands rôles féminins de Verdi.
Et voici l'éblouissant baryton Dmitri Hvorostovsky, un sibérien né en 1962. On le célébrait sur toutes les grandes scènes d'opéra, où sa voix s'augmentait du charme physique que dégageait toute sa personne. Une tumeur cérébrale a mis fin à sa carrière, le 22 novembre 2017.
Je vois aussi quelque chose, dans cette video, qui me touche ; je vois des spectateurs, qui représentent le peuple russe, me semble-t-il, qui l'incarnent, et qui reprennent pour eux-mêmes les paroles, par bribes, de ces chants constitutifs de leur âme collective. Certains d'entre eux, en particulier dans la dernière chanson, qui évoque les âmes des soldats tombés au front, me paraissent fortement ébranlés : dans leurs yeux défile tout le passé de cette vieille terre spirituelle pleine de drames, de colère et de soumission, que Staline et les siens voulaient déraciner. Un peuple spirituel ne se déracine pas !



Voici, par son compositeur en personne, Yan Abramovitch Frenkel (1920-1989), la dernière chanson du récital Netrebko/Hvorostovsky (à écouter en premier,  à partir de 13. 53). Vous pouvez verser des larmes, personne ne vous regarde.




Un peu de précision ne nuit pas à la santé
Ce chant (Zhuravli, Les Grues, oiseaux ainsi nommés) est certainement l'une des plus fameuses et peut-être la plus troublante parmi les grandes lamentations lyriques nées de la Seconde guerre mondiale, qui fit des hécatombes dans la population russe et, bien sûr, dans les rangs de l'Armée rouge. À son origine, selon Wikipedia, il y a un poème de Rasul Gamzatov, poète et écrivain du Daguestan, bouleversé par une visite sur le site d'Hiroshima, et par l'histoire de Sadako Sasaki. Frappée par une leucémie, consécutive à la forte radioactivité persistante, la jeune fille voulut conjurer la maladie en construisant une sorte de monument de papier : des centaines de grues symbolisant à la fois l'espoir et la fatalité. Mais le cancer l'emporta. Cette histoire inspira un poème à Rasul Gamzatov, traduit de l'avar -sa langue natale- en russe par Naum Grabnyov. Le chanteur Mark Bernes sollicita Frenkel, qui composa la mélodie.

Pour agacer les appareils dentaires des opposants français constamment au bord de la crise de nerfs dès qu'on prononce le nom de Vladimir Poutine devant eux (je pense à Christine Ockrent, par exemple, qui dénonce ses turpitudes chaque semaine à France-Culture), voici cette chanson dans une mise en scène « hyper-patriotique », en présence de l'« ogre » du Kremlin (avec traduction en français du texte) :



Enfin, déjà frappé par la maladie mais encore solide, le grand Dmitri Hvorostovsky, en 2016, avec les chœurs de l'Armée rouge (et la traduction en français) : devant ce spectacle, madame Ockrent a cru défaillir !



Pour mettre un terme (provisoire) à cette page russophile, ce moment éblouissant où paraissent les chérubins de la tradition orthodoxe (selon la liturgie dite de Saint Jean Chrysostome). Il y est question du « roi de tous les hommes auquel font escorte les cohortes d'anges » : l'Hymne des chérubins, de Piotr Tchaïkovski. 




Sur Anna Netrebko, voir ici

lundi 2 avril 2018

Le goût de la rengaine et des cabarets 2

Avec cela, j'ai toujours eu le goût des cabarets.
À l'intérieur des cabarets, le temps n'assujettit plus le réel, il ne règle plus la marche du monde, mais il autorise le développement harmonieux d'une fantaisie obstinée, qui s'impose à la raison-même. C'est ainsi que les portes de ces établissements se referment sur la raison ordinaire, la laissant au-dehors ; ils s'ouvrent vers un ordre parallèle, qui trouve sa cohésion dans l'enchaînement des tableaux et de la féérie qu'ils produisent.
Avant la guerre, les allemands, en Europe, particulièrement à Berlin, dominaient la discipline. Ils y démontraient une audace agressive, augmentée d'une puissante mélancolie. 
S'imposait alors au cabaret une logique d'évolution (parfois d'alternance), qui va de l'euphorie, de la fête surjouée, au plus redoutable abattement (ou qui mêle ces deux sentiments jumeaux), la langue allemande se prêtant, par surcroît, fort bien à la diffusion de la sentimentalité cabaretière. Il y avait de la canaille dans tout cela, du frôlement d'épidermes, de l'accouplement de porte-cochère, du rut furtif, une hâte de plaisir sans espoir de lendemain.

Zarah Leander (1907-1981) n'était pas allemande mais suédoise d'origine. Au contraire de la grande Dietrich, qui les haïssait, elle approcha d'un peu près les dignitaires nazis sans adhérer cependant à l'idéologie inspirée par le regrettable oncle Adolphe. Elle mit fin à ce dangereux compagnonnage en 1943, en regagnant sa patrie. Sa belle voix grave aux accents de fatalité nordique, qui ne cessa d'envoûter ses contemporains, jusqu'à sa mort, en 1981, s'accordait parfaitement au genre.






- Bon, à présent Zarah, comment pourrais-je leur dire adieu ?
- Comme cela, Patrick, comme cela :



On lira Effroi et magie d'Allemagne    Dernière chance