Nous sommes en 1965, lors de la cérémonie des Oscars (bien supérieure, relativement à l'éclat, à l'organisation, au simple intérêt, à nos lamentables Césars). Il a trente ans, ce jeune homme qui surgit de la coulisse. Il est une silhouette sombre, souple, qui s'avance vers le pupitre. Et l'on distingue alors parfaitement son visage, ses traits d'une juvénilité désarmante. Il ne paraît pas intimidé, alors qu'il doit l'être. Il parle, sa voix ne tremble pas, son accent est presque mieux qu'américain : anglais. Qui le connaît vraiment, alors, en Amérique ? Le public ? Qui a vu, dans l'Arizona, en Louisiane, dans le Connecticut, ou encore en Virginie, Plein Soleil, Rocco et ses frères, Le Guépard, L'Éclipse, Mélodie en sous-sol ? Chez les professionnels, il en va autrement. On lui fait entendre qu'une carrière s'ouvre en Amérique. D'autres français, avant lui, ont remporté tous les suffrages, entraîné tous les cœurs après eux. On lui cite le grand Maurice Chevalier, bien sûr, Clodette Colbert, Charles Boyer, Leslie Caron, Louis Jourdan…
Il part. Il reviendra bien vite, déçu, impatient, définitivement français et européen. Il a eu raison : son ambition n'aurait pas pu s'exprimer aux USA.
Mais, pour l'heure, il suit les conseils de ses mentors : Hollywood cherche constamment des têtes nouvelles, il faut qu'il se montre. Pour cela, la soirée des Oscars est idéale. C'est ainsi qu'il paraît sur la scène du Civic Auditorium (Santa Monica, Californie).
Il a trente ans, donc. De toute sa personne, sombre et lumineuse, de cet éclat de beauté délicate et nerveuse, émane une grande sobriété, peut-être soutenue par la conviction d'incarner une forme unique, singulière de séduction absolue.
Il évoque un peu Montgomery Clift, par exemple, mais il ne semble absolument pas hanté par ce trouble d'origine, ce malaise « ontologique », cette émouvante indécision qui « fondait » le merveilleux « Monty ».
Alain Delon a trente ans. Il ne devrait pas se trouver là. Quinze ans auparavant, il cherchait le moyen de fuir un destin, qu'il refusait absolument. Il y eut l'armée, puis Paris, puis le cinéma.
C'est à dire, plus explicitement, il y eut le désir. Ce désir que toute sa personne suscitait à chacune de ses apparitions, dans quelque lieu qu'il se trouvât, chez les femmes, chez les hommes. Il voyait bien la joie qu'il leur procurait quand il leur souriait, et l'espoir qui les gagnait, quand il s'approchait d'eux, quand il semblait les désigner, les sortir du lot.
C'est ainsi que se renouvellent les représentations du désir.
Il ne demeurera pas longtemps « à portée de main », il mit entre les autres et lui un écran, celui du cinéma.
Il ne devait pas être là, rien ne le prédestinait à irradier cette soirée des Oscars, en 1965. Rien, sinon le désir et son renouvellement. Alors, il prit toute sa place.
Il était là. Toute sa personne imposait sa propre réalité du désir humain. Il appelait l'écran : par ce moyen, par ce truchement, il pourrait être l'amant du monde. il pourrait être espéré, attendu, désiré. Le désir faisait écran. Il s'offrait sans se donner. Il avait trouvé son destin.
Pour illustrer tout cela, une chanson m'est venue à l'esprit. Elle est l'œuvre, paroles et musique, d'un personnage flamboyant du théâtre et du cinéma, anglais d'origine, snob, charmant, subtil, extrêmement doué : Noël Coward (1899-1973).
Pour un spectacle musical, en 1932, il créa Mad about the boy (Folle de ce garçon) destinée à une artiste féminine. La chanson connut un immense succès, avant la Seconde guerre mondiale et après, et jusqu'à aujourd'hui.
Toutes les femmes étaient « folles de ce garçon ». Toutes les femmes, ainsi que… Noël Coward himself. Le grand Coward était homosexuel, à une époque où il n'était pas aussi simple d'en faire « profession de foi ». Il enregistra sa propre version, qui demeura longtemps… discrète voire secrète.
La voici, le voici, lui aussi « folle » de ce garçon :
Et voici un florilège, parmi toutes les interprétations qui me plaisent infiniment.
Swing et grâce, quelque chose d'entêté aussi, orchestre et voix en accord parfait, Phyllis Robins et Jack Hilton :
Greta Keller, dans un genre un peu cabaret berlinois, mélancolie rhénane :
L'immense Dinah Washington, à la fois chic et canaille, a véritablement transformé le style de la chanson, dans les années cinquante :
La perfection « jazz » de l'impeccable Anita O'Day :
Jessica Biel joua dans une adaptation cinématographique (2008), assez banale (Alfred Hitchcock avait signé la première, muette, en 1926 ou 1927) de la pièce signée Noël Coward, Easy virtue. Elle ne se sort pas si mal de l'exercice :
Très comédie musicale, très anglaise au vrai, Marianne Faithfull :
Une classe folle, une facilité, une maîtrise incroyables, Ernestine Anderson :
Un murmure de sensualité dans ce monde de brutes, Julie London :
Voilà : cette liste n'est pas exhaustive, mais il est vrai que je suis loin, moi-même, d'être exhaustif !
N.B. : J'augmente cette liste d'une interprétation par Esther Ofarim, conseillée par debout (sans majuscule, ainsi qu'il ou qu'elle signe son message). En effet, tout est excellent et original, et d'une épatante fantaisie (très sixties) :
Pour Alain Delon on pourra aller voir :