lundi 12 août 2019

La Nuit 9 : un écran nommé désir

Cela finira bientôt. Le souffle me manque. Et puis, je ne peux plus marcher ; je ne me déplace qu'en chaise roulante, poussée par ma dernière compagne, ma femme de ménage. Je suis devenu énorme. Quand je ris, quand je fais un geste brusque, mon corps est animé par une onde d'obésité : on la voit se diffuser sous le ventre, glisser jusqu'aux cuisses. Ce calvaire durable cessera quelque jour prochain. Après, je perdrai du poids : toute l'eau retenue par mes tissus disparaîtra, ma graisse aussi, la pullulation des triglycérides dans mes cellules également, et encore le cercle adipeux de mes hanches, et l'avalanche de peau qui entraîne les traits de mon visage et mon cou vers le bas. Cela finira bientôt. 

De quoi vais-je me souvenir avant le grand fracas ? Je voudrais que ce fût du visage de ma mère, de son regard d'égarée tendre, du refrain modeste et un peu mécanique de la chanson qu'elle fredonnait le soir, pour moi seul, ou de l'espèce de vertige qui me prenait lorsque je la voyais vaciller sous l'effet de l'alcool quand elle revenait de ses fugues, de ses propos obscènes à l'adresse des types hilares qui la raccompagnaient ; de la dernière fois où je pourrais jurer sur la bible que je l'ai trouvée indiscutablement belle et désirable ; de son haleine mentholée, qu'elle obtenait par mastication frénétique de barres de chewing-gum, afin de masquer l'odeur de ses nuits déraisonnables. Je voudrais qu'elle m'apparût penchée sur moi, m'enveloppant de son bras, caressant ma joue.
Je ne veux voir que ce visage féminin.
J'ai troublé tellement de femmes… Que sont-elles devenues. Je fus avec elles comme un pillard, comme un ogre amusé de l'appétit qu'il déclenche chez la proie qu'il convoite. Il me suffisait de paraître. Je semais le désir. Je fus un voyou nommé désir…

Avec cela, qui ai-je aimé ?
J'ai fui. J'ai toujours fui. Je n'allais pas plus loin que l'envie que je suscitais. Se trouvera-t-il seulement quelqu'un pour m'accorder un souvenir charmant ?
Je ne suis pas innocent, je ne fus pas coupable. 


Je considère sans plaisir le paysage dévasté que j'abandonne derrière moi. La caméra, l'écran et eux-seul ont justifié mon passage ici-bas : j'ai méprisé mon métier, ceux qui le pratiquaient, qui le rendaient possible, pourtant, c'est par eux que j'ai triomphé, momentanément, de mes démons. Ou plutôt, c'est par eux que je les ai fait servir un autre objet que celui de me détruire. L'écran ne veut que du désir, et tout ce qui n'en produit pas n'y a pas sa place.

Il me semble qu'un visage se dessine dans ma mémoire effarée ; ses traits se précisent, voilà qu'apparaît ma mère. Le moment est venu de prendre congé.


Sur Brando :

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