-Ah, mademoiselle, c'est un slow ! Vous dansez ?
- D'abord, vous avalez votre « demoiselle », d'accord ? Vous parlez comme un vieux, d'ailleurs vous êtes vieux, en fait.
- J'ai mon âge, mais mon cœur n'a pas une ride.
- Votre cœur, je le vois pas, et votre tête donne pas envie d'en voir plus. Vous avez du être pas mal, mais c'est fini, en fait.
- Comme vous y allez, mademois… pardon ! Mais aussi comment appeler une très jeune femme qu'on ne connaît ni d'Ève ni de la pomme d'Adam ?
- Vous êtes satisfait de votre blague désargentée ? Si vous en avez d'autres, gardez-les pour vous.
- Je n'ai jamais eu d'esprit, j'en conviens.
- Bon, ça suffit ! Dégagez ou j'appelle mon copain, il aime pas les vieux et il est baraqué, en fait.
- Quel dommage, mademois… bref, accordez-moi seulement ce simple slow.
- Vous savez quoi ? Allez faire rire les dentiers dans les EHPAD et sortez de ma zone !
- Jeune, j'avais le genre latin lover , attentionné, taille bien prise, cheveux sur les tempes en aile de corbeau : cela plaisait.
- Eh ben, c'est terminé : t'es en pleine fonte des glaces, t'es plus qu'un baratine lover qui sent le moisi ; va plutôt tenter ta chance dans un dancing municipal rempli de Vénus à cellulite, et libère mon territoire, en fait.
- C'est excitant une jolie fille énervée, qui se montre cruelle envers un mâle déclinant, au son de cette musique superbement binaire, bien propre à envelopper les corps.
- Arrête avec ton slow sirupeux ! Je te regarde… Je t'ai mouché grave, pourtant t'as pas l'air blessé, t'as l'air… ailleurs.
- En effet, je viens d'ailleurs.
- C'est où ailleurs ?
- C'était il y a longtemps.
- Jolie réponse ! Et puis t'es bien sapé, à l'ancienne, et cette mèche qui barre ton front, tes manières… Un vieux gamin bien élevé… Pour un peu…
- Pour si peu !
- Prends-moi dans tes bras, emballe-moi dans ton slow démodé. Écoute-moi! Je suis comme l'ultime guerrière d'une bataille toujours recommencée. Parfois, je sens le sol se dérober sous mes pas. J'ai encore l'âge du rôle, mais pour combien de temps ?
- J'éprouve une étrange impression : une ombre rôde autour de moi, ni mauvaise, ni bienveillante, plutôt…
- Plutôt ?
- … fatale.
- J'ai tenté de te déourager, mes rebufades, mes grossièretés, c'était pour te préserver : à présent, c'est trop tard.
- Depuis quelque temps, c'est comme un nuage de brume qui voudrait me faire disparaître en m'environnant. Comment vous appelez-vous ?
- Tais-toi ! Laisse venir la brume, elle m'accompgne moi aussi, ne la crains pas. Ton buste est encore solide, les muscles de tes épaules roulent sous mes doigts, tu frémis : c'est émouvant. Ne dis rien… Emmène-moi loin dans ton slow démodé, dans ton frotti-frotta de bastringue excentré, j'aime ton parfum élégant. Serre-moi salement contre toi, outrage-moi délicatement. Je ne sais pas pleurer, mais j'ai le poids d'un sac de pluie sous mes paupières : comment appelle-t-on cela ?
- La mélancolie.
- Mets ta main sur le bas de mon dos… plus bas ! C'est ta dernière danse. Souris, la mort te regarde. Adieu baratine lover !
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