mercredi 17 février 2016

Je crois au train du soir

En passant, cette interprétation, déjà entendue mais si parfaite qu'elle supporte la répétition, d'une chanson, adaptée par Léo Ferré d'un poème de Louis Aragon, et parce qu'elle réjouira, grâce à la présence du beau Jean-Louis Trintignant, Florence, dont le blogue  Les exquis mots de Florence  ne cesse de m'émerveiller, tant il me paraît constituer une frontière, interdisant l'entrée sur son territoire de la médiocrité et de l'effroi « contingents ». Cette chanson, elle aussi, m'aura accompagné, je l'aurai fredonnée en maintes occasions, je l'aurai même chantée à part moi en Allemagne, alors que je me trouvai dans une caserne.
Il est des moments où une voix vient frapper la note de mélancolie qui est en nous, et la fait résonner longtemps. Le temps d'hiver se prête bien aux cérémonies secrètes, qui troublent notre ordinaire.




Le poème de Louis Aragon, qui fonde la chanson : les premières strophes sont d'une éblouissante maîtrise.

Bierstube Magie allemande

Et douces comme un lait d'amandes
Mina Linda lèvres gourmandes
Qui tant souhaitent d'être crues
A fredonner tout bas s'obstinent
L'air Ach du lieber Augustin
Qu'un passant siffle dans la rue

Sofienstrasse Ma mémoire
Retrouve la chambre et l'armoire
L'eau qui chante dans la bouilloire
Les phrases des coussins brodés
L'abat-jour de fausse opaline
Le Toteninsel de Böcklin
Et le peignoir de mousseline
Qui s'ouvre en donnant des idées

Au plaisir prise et toujours prête
Ô Gaenseliesel des défaites
Tout à coup tu tournais la tête
Et tu m'offrais comme cela
La tentation de ta nuque
Demoiselle de Sarrebruck
Qui descendais faire le truc
Pour un morceau de chocolat

Et moi pour la juger que suis-je
Pauvres bonheurs pauvres vertiges
Il s'est tant perdu de prodiges
Que je ne m'y reconnais plus
Rencontres Partances hâtives
Est-ce ainsi que les hommes vivent
Et leurs baisers au loin les suivent
Comme des soleils révolus

Tout est affaire de décor
Changer de lit changer de corps
À quoi bon puisque c'est encore
Moi qui moi-même me trahis
Moi qui me traîne et m'éparpille
Et mon ombre se déshabille
Dans les bras semblables des filles
Où j'ai cru trouver un pays

Cœur léger cœur changeant cœur lourd
Le temps de rêver est bien court
Que faut-il faire de mes jours
Que faut-il faire de mes nuits
Je n'avais amour ni demeure
Nulle part où je vive ou meure
Je passais comme la rumeur
Je m'endormais comme le bruit

C'était un temps déraisonnable
On avait mis les morts à table
On faisait des châteaux de sable
On prenait les loups pour des chiens
Tout changeait de pôle et d'épaule
La pièce était-elle ou non drôle
Moi si j'y tenait mal mon rôle
C'était de n'y comprendre rien

Dans le quartier Hohenzollern
Entre la Sarre et les casernes
Comme les fleurs de la luzerne
Fleurissaient les seins de Lola
Elle avait un cœur d'hirondelle
Sur le canapé du bordel
Je venais m'allonger près d'elle
Dans les hoquets du pianola

Elle était brune et pourtant blanche
Ses cheveux tombaient sur ses hanches
Et la semaine et le dimanche
Elle ouvrait à tous ses bras nus
Elle avait des yeux de faïence
Et travaillait avec vaillance
Pour un artilleur de Mayence
Qui n'en est jamais revenu

Il est d'autres soldats en ville
Et la nuit montent les civils
Remets du rimmel à tes cils
Lola qui t'en iras bientôt
Encore un verre de liqueur
Ce fut en avril à cinq heures
Au petit jour que dans ton coeur
Un dragon plongea son couteau

Le ciel était gris de nuages
Il y volait des oies sauvages
Qui criaient la mort au passage
Au-dessus des maisons des quais
Je les voyais par la fenêtre
Leur chant triste entrait dans mon être
Et je croyais y reconnaître
Du Rainer Maria Rilke.


Louis Aragon, Le Roman inachevé

Passer comme la rumeur, s'endormir comme le bruit : beau programme pour finir sa vie

La chanson, par Léo Ferré, dans une version moins connue :



Pour le reste, « Je crois au mystère, aux sources, aux ombres errantes, aux villes énormes ; je crois au train du soir, aux grilles qu'on ferme après le dernier métro, aux êtres qu'on frôle et aux âmes qu'on étreint. »

L'ombre sur la muraille…


3 commentaires:

Florence a dit…

Ah merci, cher Patrick, pour ce fort beau billet, avec en effet ces images de Jean-Louis Trintignant (extraites du "Mouton enragé" de Michel Deville je crois bien), et ce poème magnifique et ses différentes interprétations (je ne connaissais pas celle de Marc Ogeret). Moi aussi j'aime beaucoup cette chanson, et notamment les versions de Philippe Léotard et de Bernard Lavilliers. Et bien sûr merci aussi infiniment pour les mots que vous avez pour mon blog, j'en suis très touchée et toute rougissante ! Ca me fait très plaisir de vous savoir visiteur régulier et lecteur fidèle, tour à tour passant discret ou complimenteur enjoué, de Noël 69 à Clermont-Ferrand.
Quant au titre de votre post, il me fait penser au film beau et poignant de André Delvaux Un soir, un train.

Patrick Mandon a dit…

Chère Florence, hélas, à ma connaissance, il n'existe pas de dvd de Un soir, un train, ni, non plus, de Rendez-vous à Bray. J'ai vu ces films dans des salles et à la télévision. Delvaux m'hypnotise. J'ignore pourquoi on n'entretient pas mieux la mémoire de cet artiste si raffiné.

Nuagesneuf a dit…

"Delvaux hypnotise"
Ici c'est à Paul Delvaux que l'on pense. Paul Delvaux est un peintre surréaliste qui atteint souvent ce que d’autres surréalistes ont parfois eu du mal à atteindre: une dimension de l’Être de rêve. Et puis les hommes ne regardent jamais lex femmes, et les femmes jamais les hommes! Les toiles de Delvaux nous mettent mal à l'aise, ce sont disons des conflits d'ego. Il parait que dans la vraie vie ça existe.

Cela étant dit, merci de ce billet!