jeudi 10 mars 2016

On se souvient d'un visage, et l'on est vivant




















Quelque chose existe chez les hommes qui, me semble-t-il, n'existe pas chez les femmes ou tout au moins pas avec la même intensité, ni avec la même précision. Ce quelque chose se forme, se cristallise (référence Stendhal), lorsque deux garçons, après s'être reconnus puis séparés des autres, de tous les autres et du groupe plus restreint auquel ils appartiennent, s'élisent mutuellement : c'est ainsi que chacun des deux se désigne à l'autre comme « son unique et sa propriété » (référence Max Stirner)

Nous nous sommes rencontrés par hasard. Tout nous séparait, l'éducation, le milieu, « l'origine et la destination ». Une chose nous rapprochait : l'exclusion volontaire, l'isolement orgueilleux brisé régulièrement par des manifestations de morgue et des démonstrations de supériorité. Le lien entre nous se forma rapidement. Nous étions lui et moi les composants d'un précipité chimique, et, ensemble, nous allions former un nouveau corps, simple la plupart du temps, composé quelquefois.
Nous ne nous quitterons pas. Nous appartenons à un ordre différent, qui nous maintient hors d'atteinte des lois ordinaires. Ce qui nous unit fonde une attention permanente, un soin de soi, un souci de plaire et d'étonner, une émulation de l'apparence, un entretien du lustre de surface. Nous sommes l'un à l'autre une attraction renouvelée.
Se séparer simplement, après les cours, est un acte déchirant, dont nous différons le moment par une succession d'allers-retours vers le même, et nous allons ainsi, par les rues, compliquant un peu les itinéraires, de sa porte cochère à la mienne, inventant à chaque fois un alibi d'accompagnement. Nous constatons ainsi que notre rencontre fut à la fois miraculeuse et attendue. Et tout le reste est contingence.

Les séparations longues nous sont autant d'épreuves, et nous appréhendons les vacances, qui diviseront cette créature à deux têtes, que nous formons et qui se développe harmonieusement. Notre adolescence ignore les exigences subalternes du temps et de la mondanité. Nous ne voulons pas déjeuner ni dîner : à quoi bon s'asseoir à une table si nous n'y sommes pas côte à côte. À quoi bon participer à une dispute, si nous ne pouvons présenter à nos contradicteurs un front commun d'arrogance et d'ironie blessante ?

Si je sais qu'il m'attend en un lieu précis, pour m'y rendre, j'emprunterai les chemins les plus escarpés s'ils me mènent plus vite à lui. Avant l'âge du permis de conduire, il volera une voiture pour me rejoindre là où je me morfonds. Comme il avait, le jour d'avant, dérobé la capeline d'un sergent de ville, on retrouvera celle-ci à l'arrière du véhicule ! Entre nous, il n'y a pas vraiment d'interdit, mais des précautions, des curiosités, des tentations. Nous progressons dans la nuit des sentiments, où nous sommes aveugles et audacieux. Nos lettres n'épuisent pas le désir d'épanchement, et nous aimons nous y surprendre par des formules, des références de lectures précieuse et rares. J'apprends à me battre, je pratique assidument le judo. Il est faible, je le défendrai contre les assaillants. Une chose encore le place au-dessus de toute mêlée : il est intellectuellement surdoué. Pour le mettre à l'épreuve, j'invente des écritures codées : il en découvre les clefs, en reconstitue les grilles. Pendant l'année du baccalauréat, exclu du lycée au dernier trimestre, il se présente en candidat libre. Je ne le vois pas réviser. Il passe, ouvre un livre de cours, qu'il referme vite, m'interroge vaguement, se moque de mon inquiétude, et repart, drapé dans une cape noire vers les filles, qui l'attendent et l'entraînent  Il est reçu avec la mention bien et des notes remarquables en mathématiques, en français, en philosophie…

Il refuse d'entrer à l'université. Il part dans le sud de la France, couche dans les bergeries isolées, s'agglomère à une communauté. Je le vois par intermittence. J'apprends qu'il est en prison pour un vol commis dans une épicerie. Un soir, on frappe : c'est lui. Il tient un livre à la main, une édition rare des écrits d'Arthur Cravan, « poète et boxeur », que nous admirons tous deux : « Pour toi ! ». Il est épuisé. Il s'endort contre moi. J'ai le souvenir de sa peau encore lisse malgré l'errance et l'inconfort, de sa poitrine plate, de sa longue mèche brune qui lui fait un rideau de pluie sombre, de son odeur de jeune homme redevenu inquiet, vaincu par le sommeil.

Le lendemain, il repartira. Quelque temps après, j'apprendrai sa mort, que l'on dit accidentelle. Il voulait changer de vie, conduire des engins sur des chantiers exotiques. Lassé des errances, il redevenait épris d'exactitude, et s'avançait vers l'horizon toujours renouvelé des ingénieurs.
J'ai très peu d'amis. En ai-je eu d'autres que lui ?



6 commentaires:

Anne a dit…

C'est un Rimbaud qui fut votre ami. L'adolescence est le temps de ces liens inconditionnels, essentiels, inoubliés, mais celui-là semble plus brûlant encore.
"Parce que c'était lui, parce que c'était moi".
La Boétie aussi est mort jeune, et Montaigne a écrit sans fin ses Essais autour de ce vide.Il y a là comme une nécessité mystérieuse.
J'aurais aimé connaître cet être, savoir quelles furent ses relations avec les femmes; cette évocation est comme une piste qu'on a envie de suivre...
Est-ce lui , farouche, qu'on voit sur la photo?

Je suis aussi intriguée par la 'capeline" du policier...

Patrick Mandon a dit…

Non Anne, ce n'est pas lui sur la photo, mais elle l'évoque très bien, en plus grand, avec plus de volume. L"anecdote du policier et de sa capeline est exacte : on l'a retrouvée dans la voiture, laquelle était garée sagement…
Il a véritablement aimé une femme, mais il eut si peu de temps à vivre ! La piste s'arrête ici.
Des « liens inconditionnels, essentiels, inoubliés » : en effet !

Pierre a dit…

Quelle belle histoire Patrick! Une de celles qui traverse, boulverse, transcende une vie. C'est tout à votre honneur d'être, année après année, fidèle à votre ami. Et aussi de bien vouloir partager avec nous quelques séquences de cette complicité qui vous unissait. Le grand Totor n'avait pas tord lorsqu'il écrivait:

Et là, dans cette nuit qu'aucun rayon n'étoile,
L'âme, en un repli sombre où tout semble finir,
Sent quelque chose encor palpiter sous un voile...
C'est toi qui dors dans l'ombre, ô sacré souvenir ! "

Patrick Mandon a dit…

Fidèle à son souvenir, en effet ! vous savez, Pierre : « Le vrai tombeau des morts est le cœur des vivants » (Un proverbe persan dit la même chose : « Notre vrai tombeau n'est pas dans la terre, mais dans le cœur des hommes. ».).
« C'est toi qui dors dans l'ombre, ô sacré souvenir ! »
Fascinant extrait de Tristesse d'Olympio, du grand Totor !

Pierre a dit…

L'amour se donne et l'amitié se partage. Sentimentalement. lorsque l'on donne, on est d'une certaine façon dépossédé. Mais on peut partager à l'infini. C'est le miracle de l'amitié.
Les chagrins d'amitié (ils existent) ne sont peut-être pas les plus douloureux mais ils sont souvent les plus durables.
Un très joli film est sorti récemment en Espagne. "Truman". J'ignore si il a été distribué en France et si le titre original a été gardé. Bien mieux qu'un film d'amour (bla bla bla - violons - snif snif) c'est un film d'amitié.

Patrick Mandon a dit…

À ma connaissance, le film dont vous parlez, Pierre, n'est pas encore sorti en France. Je pense qu'il se forme quelque chose entre deux garçons, inconnu de l'univers féminin. Même si l'on n'est pas sexuellement attiré par le même, il y a dans ce même autre, quand il est un garçon, une matière et un esprit absolument compatibles et possiblement fusionnels. Deux garçons, dans ce cas précis, évacuent naturellement toute rivalité, alors que leur « union » repose aussi sur la séduction totale et réciproque. Deux garçons qui se trouvent et forment un lien, constituent un rempart invisible, une zone interdite, infranchissable par tous les autres. Nous sommes ainsi l'un à l'autre un « repère éblouissant ». Ce qui le blesse me tue.