Quand elle interprète cette chanson, dans le film Huit femmes de François Ozon (2002) (poème de Louis Aragon, musique
de George Brassens parfaitement accordée au texte), elle a plus de
quatre-vingts ans.
Elle n'a jamais « vampé » ses partenaires ni le public, elle les a
toujours subjugués. Elle les a emportés un peu plus loin, avant de les
abandonner, à la fois tristes et comblés.
Le générique de ses films consistent en une énumération des metteurs en scène et des comédiens qui fondèrent le cinéma depuis qu'il parle (et qu'il chante, car elle aimait la chanson).
Sous la direction d'Henri Decoin, excellent metteur en scène, alors son
ex-mari, elle fut une redoutable Bébé Donge (titre du film et son rôle,1952) auprès de l'infortuné Jean
Gabin, qu'elle fait périr à petit feu ; Max Ophüls lui a sans doute
offert ses plus beaux rôles dans La Ronde (1950), Le Plaisir (1952),
Madame de… (1953).
Depuis quelque temps, elle semblait lasse des choses… et des êtres ? Quelqu'un qui la connassait m'a confié, récemment : « Elle a tout dit, et ce qu'elle n'a pas dit, elle le garde pour elle. ».
Toutes les femmes de sa génération l'ont enviée, copiée, aimée. Elle les incarnait toutes, ces françaises qui avaient pour viatique l'élégance naturelle, le sens de l'équilibre et le goût du chavirement.
Après l'armistice signé le 22 juin 1940, ce pays ne se reconnaît plus dans le miroir qu'on lui tend. On avait dit à ses habitants que leur armée était la plus puissante du monde, qu'elle surpassait toutes les autres par la valeur de ses troupes, par la qualité de ses matériels et de ses armements. En quelques semaines, elle était réduite au silence, encerclée, désarmée, humiliée.
Les français, de peuple du plaisir et du caprice, de l'intelligence vif argent, du bonheur d'être, de peuple de l'arrogance moqueuse, de la vivacité acrobatique, de l'insouciance généreuse, devient le peuple de l'effarement, du désespoir, de la honte.
Le 3 octobre 1940, le gouvernement français -enfin, le gouvernement issu d'une manière de coup d'État « propre », le gouvernement d'un pays abandonné à sa défaite, à son écrasement militaire et moral par une classe politique majoritairement inférieure à sa tâche- sans en être contraint par le vainqueur, promulgue une première loi relative au « statut des Juifs ». Ce statut a pour principal objet d'interdire à ces derniers tout emploi dans la fonction publique et l'accès à d'autres professions. Le scandale judiciaire qu'il constitue ne trouble pas considérablement la société. On ne verra pas nécessairement une preuve d'antisémitisme dans cette indifférence, mais plutôt le signe supplémentaire de l'accablement des français saisis par la débâcle. En ce début de l'Occupation, ils sont encore sous le choc du désastre national.
Le 29 mars 1941 est officiellement créé le Commissariat générale aux questions juives, dirigé par Xavier Vallat (auquel succèdera Louis Darquier de Pellepoix). Le 2 juin 1941, une loi nouvelle, toujours relative au statut des Juifs, remplace la précédente en apportant des précisions particulièrement odieuses et absurdes sur la notion de « race juive ». La menace sur les Juifs, même français, se fait plus évidente.
Du 5 septembre 1941 au 15 janvier 1942, les autorités allemandes, aidées par des propagandistes subalternes (Paul Sézille, par exemple), organisent une exposition gracieusement appelée « Le Juif et la France », au palais Berlitz, dans le IIe arrondissement de Paris (aujourd'hui siège de la BNP).
Je rappelle, très succintement, ces quelques faits dramatiques pour la raison suivante. Le hasard de mes lectures m'a conduit à cette lettre, que je connaissais, mais que j'avais oubliée.
Il s'agit d'une missive adressée à Xavier Vallat par Simone Weil, la jeune philosophe, qui mourra de la tuberculose quelque temps plus tard en Angleterre.
Simone Weil est proprement exceptionnelle (c'est de famille, car son frère, André Weil, membre fondateur du fameux groupe dit Bourbaki, est l'un des grands mathématiciens du siècle dernier). Née dans une famille de la bourgeoisie juive, agrégée de philosophie, hantée par la question de la vérité, profondément imprégnée de la pensée des philosophes de la Grèce antique, et encore de la Baghavad Gita (texte fondamental du Vedanta et de l'hindouisme), par le souci des plus déshérités, ainsi que par la personne du Christ (elle se convertira au christianisme), elle est évidemment touchée par ce statut scélérat. Paradoxalement, elle ne se « sent » nullement juive. Néanmoins, elle s'adresse directement au responsable de cette infamie dans des termes d'une ironie, d'une intelligence joueuse, d'une cruelle lucidité, mêlant à cela un sens de l'absurde éblouissant et parfaitement maîtrisé.
Je veux préciser une chose : je n'établis aucun parallèle entre l'époque à laquelle fut écrite la présente lettre et la nôtre. Des « insoumis » de préau scolaire, des frappeurs de casseroles, des défileurs patentés le feraient peut-être… moi non plus !
18 octobre 1941
Monsieur,
Je dois vous considérer, je suppose,
comme étant en quelque sorte mon chef ; car, bien que je n’aie pas
encore bien compris ce qu’on entend aujourd’hui légalement par Juif, en
voyant que le ministère de l’Instruction publique laissait sans réponse,
bien que je sois agrégée de philosophie, une demande de poste déposée
par moi en juillet 1940 à l’expiration d’un congé de maladie, j’ai dû
supposer, comme cause de ce silence, les présomptions d’origine
israélite attachée à mon nom. Il est vrai qu’on s’est abstenu également
de me verser l’indemnité prévue en pareil cas par le statut des Juifs ;
ce qui me procure la vive satisfaction de n’être pour rien dans les
difficultés financières du pays. — Quoi qu’il en soit, je crois devoir
vous rendre compte de ce que je fais.
Le gouvernement a fait savoir qu’il
voulait que les Juifs entrent dans la production, et de préférence
aillent à la terre. Bien que je ne me considère pas moi-même comme
juive, car je ne suis jamais entrée dans une synagogue, j’ai été élevée
sans pratique religieuse d’aucune espèce par des parents
libres-penseurs, je n’ai aucune attirance vers la religion juive, aucune
attache avec la tradition juive, et ne suis nourrie depuis ma première
enfance que de la tradition hellénique, chrétienne et française,
néanmoins j’ai obéi.
Je suis en ce moment vendangeuse ; j’ai
coupé les raisins, huit heures par jour, tous les jours, pendant quatre
semaines, au service d’un viticulteur du Gard. Mon patron me fait
l’honneur de me dire que je tiens ma place. Il m’a même fait le plus
grand éloge qu’un agriculteur puisse faire à une jeune fille venue de la
ville, en me disant que je pourrais épouser un paysan. Ignoré, il est
vrai, que j’ai du seul fait de mon nom une tare originelle qu’il serait
inhumain de ma part de transmettre à des enfants.
J’ai encore à faire une semaine de
vendange. Ensuite je compte aller travailler comme ouvrière agricole au
service d’un maraîcher chez qui des amis m’ont procuré une place. On ne
peut pas, je pense, obéir plus complètement.
Je regarde le statut des Juifs comme
étant d’une manière générale injuste et absurde ; car comment croire
qu’un agrégé de mathématiques puisse faire du mal aux enfants qui
apprennent la géométrie, du seul fait que trois de ses grands-parents
allaient à la synagogue ?
Mais, en mon cas particulier, je tiens à
vous exprimer la reconnaissance sincère que j’éprouve envers le
gouvernement pour m’avoir ôtée de la catégorie sociale des
intellectuels et m’avoir donné la terre, et avec elle toute la nature.
Car seuls possèdent la nature et la terre ceux à qui elles sont entrées
dans le corps par la souffrance quotidienne des membres rompus de
fatigue. Les jours, les mois, les saisons, la voûte céleste qui tournent
sans cesse autour de nous appartiennent à ceux qui doivent franchir
l’espace de temps qui sépare chaque jour le lever et le coucher du
soleil en allant péniblement de fatigue en fatigue. Ceux-là
accompagnent le firmament dans sa rotation, ils vivent chaque journée,
ils ne la rêvent pas.
Le gouvernement, que vous représentez à
mon égard, m’a donné tout cela. Vous et les autres dirigeants actuels du
pays, vous m’avez donné ce que vous ne possédez pas. Vous m’avez fait
aussi le don infiniment précieux de la pauvreté, que vous ne possédez
pas non plus.
J’aurais hésité à vous écrire, sachant
votre temps pris par d’innombrables soucis, mais vous ne recevez
certainement pas beaucoup de lettres de remerciements de ceux qui se
trouvent dans ma situation. Cela vaut donc peut-être pour vous les
quelques minutes que vous perdrez à me lire.
Veuillez recevoir, Monsieur, l’assurance de ma haute considération.
Simone Weil
(Ci-dessous : portrait de Simone Weil en 1921)
Et moi, qui suis la caricature de l'esprit superficiel, j'aurais été
très admiratif des êtres profonds ! La profondeur de vue, l'abnégation,
l'étude patiente, attentive, le beau souci des autres, l'héroïsme : ces
qualités, que je ne possède nullement, je les loue chez ceux qui les
incarnent !