samedi 20 octobre 2018

Dans la cour des grands


Charles Aznavour, paraît-il, ressentait une forme d'amertume parce que les juges des élégances artistiques l'excluaient de l'Olympe, où siégeaient Brassens, Brel et Ferré. Le public, fidèle et nombreux, ne suffisait pas à combler son désir de reconnaissance, il lui fallait aussi le sacre de l'élite. Or, l'élite de ce pays s'est souvent fourvoyée, démontrant à maintes reprises d'abord un certain mépris, puis une pulsion grégaire, un conformisme qui ne l'a jamais quitté. Elle montra de l'intérêt pour les choses, qui n'effrayaient pas son audace apprivoisée…
Or, Aznavour était d'abord un artiste. Il voulait être jugé comme tel.

Voici, réunis exceptionnellement, Léo Ferré et l'autre grand Charles interprétant une chanson peu connue, La Chambre. La musique est de Ferré, le texte en est remarquable : c'est un constat dressé avec un détachement mélancolique. Il est signé René Baer, personnage singulier (Édouard Baer, singulier tout autant et talentueux, est son petit-neveu), une manière de dilettante doué, qui écrivit aussi La Chanson du scaphandrier pour Ferré, également chantée par Henri Salvador et, me semble-t-il, par le méconnu Jacques Douai, ainsi que par Claude Nougaro.



Voici Léo Ferré seul au piano avec La Chambre. La vidéo montre deux Léo : le premier, après 1968, le second (à partir de 4.24, où l'on entend La Chambre) dans les années cinquante, en compagnie de Jacqueline Joubert, laquelle procède à un très habile entretien avec un Ferré emprunté, timide, apeuré presque. Il y a une grande différence entre celui-ci, humble et fier tout à la fois, et l'insupportable prophète d'Apocalypse des années soixante-dix, visionnaire pour grandes surfaces, pontifiant gourou du hit-parade qui vitupérait les puissants, les militaires, les mouches et les coches, la justice des hommes, la chute des corps, la réverbération de la lumière sur les crânes chauves, mais, malgré tout, capable de produire de superbes chansons tendrement désespérées, qui nous permettront d'atteindre à notre dernier soupir sans hâte extrême et même avec un peu de regret.
Précision : j'avais 20 ans, j'ai assisté à nombre de ses concerts, d'où je sortais la tête pleine de bruit et de fureur, pleine de musique, de mots, de poésie tantôt délicate, tantôt facile, tantôt absconse, j'avais 20 ans, j'étais tendre et furieux, je croyais que l'avenir était du présent immédiat, j'étais alourdi du passé. J'étais jeune, je ne le suis plus ; j'étais stupide et vain, je le suis resté !



La Chambre, par Yvette Giraud, qui en fut la première interprète, peu de temps après la fin de la Seconde guerre.



À la suite, ce moment de perfection qui se passe volontiers de mon commentaire balourd.




Et la version féminine, sinon féministe, de cette chanson, par la même Annie the great Cordy : rappelons qu'elle est une immense comédienne jouant très finement le drame, parfaitement ignorée du cinéma français.


2 commentaires:

Célestine ☆ a dit…

J'ai posé il y a peu un commentaire sur ce billet, mais apparemment il a disparu dans les limbes blogosphériques...
J'y disais tout le bien que je pense de cette chanson, que j'ai évoquée d'ailleurs dans un billet après la disparition de ce grand monsieur.
Bien à vous cher Patrick.
•.¸¸.•*`*•.¸¸☆

Patrick Mandon a dit…

Où sera-t-il passé, ce commentaire ? Je ne l'ai pas trouvé. Vous êtes là, c'est l'essentiel, bellissimi occhi !