Il est un pianiste de réputation mondiale, elle est une petite jeune femme de Vienne, éperdument amoureuse. Elle fera tout pour qu'il la remarque. Il la remarquera. Ils passeront une seule nuit ensemble. Il l'oubliera. Elle cultivera passionnément son souvenir. Se sentant mourir, elle lui écrit une longue lettre, qu'il lit attentivement. Elle lui fait le récit de sa passion unique, dévorante…
Les voici dans une sorte de manège, très viennois. Nous sommes dans l'émerveillement du cinéma, dans son illusion maîtrisée, révélée et toujours fascinante. Cette jeune femme court à sa perte, avec la ferveur d'une enfant endormie.
Joan Fontaine, Louis Jourdan forment ce couple d'une seule rencontre.
Max Ophüls dirige cette tragédie légère, tirée d'un roman de Stefan Zweig, adapté par Howard Koch.
Vers la fin, sortez vos mouchoirs…
samedi 29 août 2009
mardi 18 août 2009
L'ombre d'un doute
Marques du maillot
À la plage, avec Émilie.
Elle est de méditerranée comme on est d'un département, d'un quartier, peut-être même d'un pays. Elle connaît et laisse éclater les mêmes orages brutaux, qui s'apaisent rapidement. Sa colère est neptunienne, son ironie, un grain de sel sur une plaie. Elle s'alanguit volontiers, elle s'allonge, elle paraît dormir sur sa petite patrie de sable ; or, elle veille, elle épie. Ses voisins la croient assoupie, la belle aux yeux de braise, dont les seins d'obus ne cessent d'attirer leurs regards fuyants et ceux, courroucés, de leurs épouses. Mais il n'y a pire méditerranéenne que l'Émilie qui dort, ni plus voluptueuse enfant des eaux marines…
Il faut être couché pour voir le ciel (Paul Morand)
Il y a deux sortes d’amateurs de plage, deux types de baigneurs. Le contemplatif, jouisseur et voluptueux, qui vit et comprend la plage avec tous ses sens, parce qu’il l’a dans la peau, et qu’il est né au bord de la mer, et l’autre, qui lui rend visite, mais garde ses distances. Il en a un peu peur sans doute, il ne connait pas son langage. Alors souvent, il se contente de lire sur la plage, il la feuillette en somme, du bout des doigts, et parait insensible, distrait, indifférent. Il s’économise, engrange pour l’hiver. Ce malheureux ignore tout de la subtile lenteur, il méconnait la grandeur et l’extravagance de la vraie paresse et ne sait rien du fol abandon de tout le corps à l’azur. Petit joueur, tueur de sieste, fermé au ciel.
Quand on aime la plage pour ce qu’elle est, quand on n’y vient pas pour lire, on a besoin de presque rien. D’abord il faut trouver sa place, en première ligne, si possible, au plus près de l’eau. Si l’on peut choisir ses voisins, c’est parfait, sinon, il faut laisser faire le hasard. Avec une minutie de fin gourmet, on installe son campement : parasol, bouteille d’eau, serviette dans le sens du soleil pour un hâle parfait, et de son sac, on fait un oreiller. Assis face à la mer, on se perd d’abord dans le bleu immense et intense, droit devant, jamais le même, parfois turquoise, parfois marine et l’on attend d’avoir plus chaud pour se jeter à l’eau et éprouver, ce bonheur, cette volupté, cette légèreté du corps enfin libéré de la terre et de ses entraves. Dans les ondulations et les reflets de la mer, on nage comme on rêve, l’esprit et le corps unis, petite boule de jubilation flottant entre le ciel et l’eau dans la rondeur du monde. Un plongeon et on fait volte-face ! Alors, laissant l’horizon derrière soi, depuis la mer, on regarde la rive, on s’offre un autre point de vue, celui d’un départ imaginaire, amarres rompues. La plage grouillante et bouillante est en face comme un jardin multicolore, tandis que des courants plus frais enveloppent les jambes et nous traversent. On frissonne de ce mystère, mais on se laisse aller à la caresse du flot. Quand on s’aventure un peu plus loin, là où la couleur hésite entre le vert des forêts alpines et le bleu d’un ciel nocturne, on respire à pleines narines ces odeurs indicibles qui semblent remonter des profondeurs, d’algues, de sel, de vents, d’horizon et que la plage ignore. On est dans la transparence ondoyante de la mer qui nous tient, nous retient et nous appelle. On sait qu’on vient de là, que chaque bain est un baptême enivrant, une renaissance, un retour à l’essentiel. Le soleil s’en mêle et fait tomber ses rayons en pétales étincelants autour de nous. Dans l’eau, ses flèches sont encore plus brûlantes sur la peau et elles percent les vagues pour éclairer le bleu profond. On peut se regarder en mouvement, voir les déformations que l’eau imprime au corps, les cuisses deviennent nageoires, les pieds se palment, on est une créature de la mer. Curieux spectacle que ce corps en apesanteur, que la mer masse et bouscule sans qu’on s’en aperçoive ! On éprouve le besoin de changer de position, pour mieux sentir le bouillonnement de l’eau, sa sensualité limpide, sa fraternité. La mer, tendre magicienne qui sculpte le corps des femmes, satine leur peau, et laisse ainsi sur elles la trace émouvante et salée de son passage ! Quand on sort de l’eau, quand on revient vers les humains, on s’éprouve semblable aux dieux, un peu essoufflé, mais régénéré, revigoré, plein d’une énergie neuve. On reprend sa place et, les cheveux mouillés, plaqués en arrière, luisants comme ceux d’une star du muet, le profil épuré, le corps tout verni d’eau, dans l’euphorie iodée de l’après bain, un peu alangui, on se poste là pour assister à la comédie humaine qui se joue sous nos yeux sans interruption.
Un couple, dont la couleur de peau indique assez que les vacances commencent à peine, investit quelques mètres carrés : lui, les tempes argentées, une barbiche, grise aussi, de petites lunettes d’intellectuel et l’air sérieux, s’absorbe dans la lecture d’un magazine. Elle, sous un grand chapeau de paille vient d’ôter sa robe imprimée «ethnique» qu’elle plie avec soin. Elle bronze «seins nus». C’est un signe. En effet, depuis quelques années déjà, la tendance se confirme : il n’y a plus que les soixante-huitardes pour perpétuer cette tradition. Pendant la guerre froide, ces guerrières pointaient les ogives de leurs missiles vers le ciel, puis le mur de Berlin est tombé. Les hormones en déroute, elles se sont résignées à la défaite qu’elles ne cherchent même pas à masquer. Des bobos parisiens, un couple «feue CAMIF» ? Après que l’on a pu lire le titre du magazine qu’il tient entre les mains, on n’a plus de doute, on est rassuré en somme. Il s’agit du « Nouvel Observateur ».
L’esprit est en éveil, des conversations nous parviennent, des phrases se détachent, en relief, le regard circule puis s’attarde. Un geste insolite, une situation amusante retiennent l’attention. Cet homme qui gonfle, avec un pied, imperturbable, raide, dans une attitude militaire, en fixant la mer, le bateau de sa fille. Il pompe et pompe encore, sans s’apercevoir que c’est dans le vide, que la baudruche reste à plat, ratatinée. L’épouse et l’enfant, assises et occupées à manger des cookies n’ont rien vu et sont restées indifférentes, laissant Sisyphe à son rocher !
Toute l’Europe se vautre au Sud. Un homme et une femme s’expriment dans une langue rugueuse qui évoque, grosso modo, un pays nordique. Ceux-là ont choisi d’allier les joies balnéaires à celles du vin. En plein soleil, ils se servent du rosé dans des gobelets de plastique blanc. Au bout d’un moment, la bouteille vide, on les verra, rouges et congestionnés, défier les lois immuables de la mer et du soleil et se mettre à l’eau. Aussi, lorsqu’ils réintègreront indemnes, leurs serviettes, on conclura, encore un peu effaré, à la légendaire robustesse des Vikings…
Puis, la tête pleine de la rumeur des langues, des gestes et des images, rassasié du spectacle, il est temps de s’approprier complètement la plage, de s’y fondre, d’y abdiquer toute réflexion. C’est l’heure de l’adoration. On va s’offrir au soleil, mais à mi-ombre, s’endormir dans les senteurs du monoï, et dans un même mouvement, se délivrer du genre humain et faire corps avec lui, tenter le sublime. Il s’agit, à l‘heure où le soleil est plus bas dans le ciel et qu’il change sa brûlure en caresse, de goûter le temps suspendu, l’apesanteur, cette lévitation délicieuse qui nous fait vaincre la durée. Alors, on entend chanter Rimbaud : «Des humains suffrages, des communs élans, là tu te dégages et voles selon».
Il faut quelques secondes avant de trouver la position idéale sur le dos. On bouge doucement tout le corps dans un mouvement de reptation, animal, félin, jusqu’à ce que corps et sable s’emboîtent parfaitement. Il faut se lover. On regarde le ciel longtemps, on entre sous la voûte de son mystère. Le vertige de la contemplation oblige à fermer les yeux, mais le bleu est là, sous les paupières où des ombres remuent, s’estompent, puis disparaissent. On est prêt pour le voyage. Les bruits nous parviennent toujours, on ne cessera pas de les entendre, car la sieste sur la plage est une sieste en suspension, en équilibre entre veille et sommeil. Les voix, les conversations s’unissent au chant des vagues en une mélopée ouatée, cotonneuse, qui loin de gêner, viennent nous bercer l’âme. Le corps se détend et s’oublie. Comme aboli. On est la vague, on est la voix, on change de consistance, on est tout ensemble air, eau, feu, on vole, on nage, on brûle. On ne pense plus à rien et plus rien ne nous pense. Et chaque fois que l’on ouvre les yeux, c’est le ciel, et seulement le ciel que l’on reçoit et caresse, corps engourdi, esprit mi-clos.
On devient sur le sable le poème de la mer et le bateau ivre, les yeux noyés de bleu intense, prisonnier volontaire dans la sorcellerie sensuelle des noces de la mer et du ciel. Notre âme d’indomptable enfant cherche l’infini et trouve l’éternité dans ces instants volés. Et à nouveau, on croit entendre chuchoter Rimbaud :
Puisque de vous seules,
Braises de satin,
Le Devoir s’exhale
Sans qu’on dise : enfin.
Émilie
Photographie : La plage vers les années 1950 avec la corde et Dédé dans sa barque. L'un des documents anciens
de Patrick Emo, à voir sur l'excellent site : http://www.les-petites-dalles.org/Photos%20anciennes
Et cette chanson éternelle, par Jean Ferrat (lequel n'a pas toujours chanté Le programme commun de la gauche unie sur fond de violons…)
samedi 15 août 2009
Tentations
RÉSUMÉ DE LA SITUATION. Nadia Moscovici vous invite à la suivre dans sa visite amusée de la Lettonie. Vous croiserez, dans sa charmante compagnie, des compagnons de voyage et de rencontre de la meilleure apparence, et vous y saurez la conclusion historique qu'un esprit malicieux peut faire de l'éclairage au néon : cliquez sur L'européenne délaissée. L'Algérie est le pays des algériens. C'est aussi la mémoire blessée de ceux qu'on appelle les pieds noirs. Émilie se souvient d'une petite fille qui lui ressemble. Elle salue les siens, s'emporte contre nos lâchetés, notre indifférence. L'Algérie d'Émilie fut un éblouissement, puis une souffrance. Vous lirez le récit frémissant de son exil en allant ici : Rire amer chez les Arvernes…. Mais que cela ne vous empêche point d'entendre le grand Pop, Iggy-l'Iguane, au corps sec et musclé, dans un étonnant registre de crooner. Il apparaît derrière Si l'on se séparait ? Et puisque vous êtes à Nomade's land, écoutez la plainte du vent, les bourrasques tendres et déchirantes de Valia Dimitrievitch, le souffle à jamais perdu de la grande chanson tzigane, qui forgeait dans ses entrailles un chant de plaine et d'errance, avec son frère, Aliocha, qui roulait des pierres et du fer dans sa gorge : Aliocha, Yashband, Goga, Valia, la voix des humeurs du vent. Vous n'avez peut-être jamais ouï cette interprétation de l'air de Nadir, extrait des Pêcheurs de perles, de Georges Bizet. Elle est exceptionnelle, et nous la devons à… David Gilmour : c'est vraiment Une perle !. Mais ne vous privez pas de ce moment de grâce française, à jamais perdue, que nous offre Jean-Luc Godard, en filmant avec la simplicité des grands cinéastes l'inoubliable Anna Karina : Le fou d'Anna. Si vous vous rendez à Delon ne mégote pas, vous constaterez qu'avec ou sans cigarette, Alain Delon fut d'une beauté incomparable. Bien sûr, vous ne manquerez pas notre feuilleton de l'été, Les lettres de et à la marquise de Beauregard, qui vous feront rougir. Vous les consulterez sous l'article Ferveur, où elles se trouvent pour le moment. Il y a chez Tous les garçons s'appellent Patrick bien d'autres jolis moments que nous vous laissons goûter…
Photographie : quelque part en France, dans le parc d'une demeure idéale. Nous en reparlerons.
Photographie : quelque part en France, dans le parc d'une demeure idéale. Nous en reparlerons.
Libellés :
Nos plaisirs et les vôtres
mardi 11 août 2009
L'européenne délaissée
Où l'on croise, grâce à Nadia Moscovici, l'écrivain Jean-Paul Kauffmann, revenu de l'enfer le 5 mai 1988, en compagnie de Marcel Carton, Marcel Fontaine, mais sans Michel Seurat, décédé en captivité, tous otages, trois années durant, dans des conditions matérielles et morales d'une grande dureté, au Liban. Où l'on part en Lettonie, petite nation pleine d'ardeur, «très seule et sans amis», encore éclairée au néon soviétique, prête à succomber à toutes nos tentations…
«J’ai rencontré Jean-Paul Kauffmann en 1996, quelques semaines avant de partir pour mon tout premier poste en Lettonie. Pour « clore en beauté » deux ans de formation un peu hétéroclite, il avait été invité avec ses compagnons de captivité à nous parler de ce qu’il faut faire si, comment survivre au cas où… Charmant. En diplomates rompus à ce genre d’exercice, Carton et Fontaine nous avaient narré force anecdotes glaçantes là où il était resté très en retrait. On le sentait encore marqué, presque douloureux. L’aspect diplomatique ne semblait pas vraiment le concerner. On le comprend. Nous avons discuté assez longuement ensuite, puis il est retourné à ses Landes et son Bordeaux, j’ai mis les voiles sur Riga. De lui j’avais lu « La chambre noire de Longwood », évocation de l’île de Sainte Hélène et de sa curieuse atmosphère figée et mortifère au travers de la lente agonie de l’empereur. C’était bien écrit, avec un style sobre et touchant, même pour ceux qui, comme moi, préfèrent Bonaparte à Napoléon. J’ai eu beau guetter perfidement des tendances complaisantes à relier la captivité de l’un à celle de l’autre, je ne les ai pas trouvées.
A l’évidence, il aime les déchéances et les atmosphères nostalgiques puisqu’il vient de publier un « Courlande » que j’ai lu cet été sur des plages écossaises, un peu pour lui, un peu pour la Lettonie.
«C’est où, c’est quoi la Lettonie ? Un des trois minuscules pays baltes, Bénélux du septentrion, ex républiques soviétiques. Celui du milieu. Une négation. Ni russe, ni allemande, ni scandinave. Elle est très seule, elle n’a pas d’amis, ni à l’Est ni à l’Ouest, que des intérêts. Ce n’est même pas un pays rêvé. Aucune chimère, aucune extravagance, aucune idée préconçue ne pèse sur elle. Je l’avais choisie précisément pour cette absence de matérialité. Il me faudrait peupler le vide, enchanter le trivial, rehausser la platitude.
Pas facile. L’été est court et bascule soudain dans l’hiver interminable, glacé et nocturne. La brièveté des jours séquestre les individus et les condamne à une longue hibernation. Une muraille noire sur laquelle on bute pendant sept ou huit mois.
JPK l’a trouvée aussi triste que Longwood, avec cette même odeur de moisi et de débine, cette senteur des vieilles bottes et des fourrures piquées qui s’apparente pour lui à l’oubli et à l’exil.
Malheur aux petits Etats, surtout s’ils vivent à l’ombre des grands. Lâchement, nous les avons abandonnés sans nous retourner. Pendant quarante-cinq ans ans, nous les avons laissés à leur grisaille, à leur dèche. Pourtant, ils jouissaient entre les guerres d’un niveau de vie comparable à celui de l’Ouest. Alors s’est installée l’angoisse diffuse de ne pas retrouver l’âge d’or, la peur de s’incruster dans le temps mort et une transition interminable. A présent, ils réclament. Ils demandent même des comptes. Nous les avons plaints, mais toujours en les regardant de haut. Ils étaient si endurants, si attendrissants même, portant à la main leurs éternels sacs en plastique, affligés de leurs ridicules vêtements bon marché.
La Lettonie est un no man’s land, une contrée intermédiaire, un pays en creux. Elle est à peine réelle, pas trop sûre de son existence, presque désaffectée, voire vacante. Derrière elle, un ordre ancien qui s’est désisté, devant, une société d’abondance tout aussi douteuse. Mais à ce modèle, les lettons ne veulent renoncer à aucun prix. C’est leur tour. Ils sont dévorés par l’envie de rattraper le temps perdu qui réparerait toutes les privations. Les étalages garnis ont un temps assouvi leurs besoins. A présent, ils sont coincés entre l’indispensable et le désirable. Quelle liberté ont-ils acquis au contact de la société de consommation, sinon la sensation d’une nouvelle dépendance ? Mais ils veulent éprouver le délice du fourvoiement, refaire le même chemin que nous, avec les mêmes fautes. L’expérience ressemble aux cure-dents, personne ne veut s’en servir après, disait Dorgelès. Un jour, ils connaîtront eux aussi la mélancolie du rassasiement, la lassitude distinguée du surdéveloppé, l’orgueil du doute et la certitude imprudente du beau et du vrai.
Pourtant, tout à leur soif de modernité et de confort occidental, ils ont ignoré les trésors que recèle leur monde perdu. L’âme de l’ancienne Russie avec son cortège de désastres, de sursauts, de souffrances erre toujours du côté de Jurmala. Une Russie d’avant 17, sorte de paradis perdu, vaguement occidentalisé, d’illusion tchekhovienne érigée au bord de la Baltique. Paradoxalement, les conditions frontalières imposées par l’armée soviétique ont sauvé les côtes et les châteaux transformés en lycées techniques, bibliothèques municipales ou maisons de retraite ont tenu.
«Le croirez-vous ? J’ai finalement aimé ces immeubles bancals, ces fils électriques pendant le long des balcons comme des lianes, une architecture des années soixante-dix, tellement poussiéreuse et si férocement démodée qu’il serait délictueux de faire disparaître une telle relique. J’ai adoré ce bolcho-destroy déglingué, les logements rapiécés à l’infini qui témoignent de la dèche et de l’inventivité de ce peuple. La mouise et la solidarité, tout un art de la débrouille chez ces convalescents, pas encore remis du choc de la liberté retrouvée, si désireux d’aller vite, de hâter leurs retrouvailles avec l’Europe.
Et les néons, surtout. Le néon est l’héritage indestructible de l’ère soviétique. Le propre de cet éclairage est la panne ou le clignotement. Quand il n’y aura plus de néon dans les ex-pays communistes, les vieux fantômes du matérialisme dialectique disparaîtront définitivement.
Et les musées. La muséographie est une passion lettonne. Le plus humble village possède son bric à brac où sont entassés des objets invraisemblables. Des collections complètes de tronçonneuses soviétiques, un étalage riche d’enseignements sur l’époque communiste, son aspect primitif, increvable et baroque. Ne rien jeter, transmettre à tout prix pour être sûr d’exister.
Et mes lettons rudes et un peu coincés, comme les pierres de leur pays. Longs à chauffer mais une fois la chaleur emmagasinée, elle reste. Ils ne feront jamais le premier pas, mais ensuite tout est possible. Une seule chose m’a terriblement manqué. On ne dévisage pas les femmes en Lettonie. On finit par se sentir transparente et regretter les regards des Français qui matent avec une insistance plus ou moins appuyée selon leur avidité ou le niveau de leurs bonnes manières.
«Je ne crois pas que JPK retournera en Lettonie. Moi non plus d’ailleurs. Mais pour d’autres raisons qui tiennent à ce que j’y ai fait pendant 4 ans, et que je vous raconterai une autre fois.
Si je vous dis que 90% de la population juive a été décimée, la plus importante proportion d’Europe, avec l’aide de la population locale, qui accueillit les troupes allemandes en libérateurs, je vous donne une piste.»
Nadia Moscovici
samedi 8 août 2009
Tournez manège !
La valse mélancolique de Straus
Cet extrait d'un film admirable du grand Max Ophuls : La ronde. Ce sont les premières images ; l'élégant personnage, qui joue le narrateur, se nomme Anton Walbrook. Dans l'éternel mouvement tournant de l'amour, paraîtront tour à tour Danielle Darrieux, Simone Signoret, Simone Simon, Odette Joyeux, Isa Miranda, Serge Reggiani, Daniel Gélin, Fernand Gravey, Jean-Louis Barrault, Gérard Philipe, et encore Paulette Frantz, Jean Clarieux, Marcel Mérovée, Robert Vattier, Charles Vissière.
Les producteurs se nomment Sacha Gordine et Ralph Baum, homme précieux pour le cinéma français (La ronde est un film français), auquel Alain Delon doit beaucoup.
Et, pour faire tourner le manège, la musique lancinante, la valse lente et mélancolique d'Oscar Straus.
DVD : La Ronde, de Max Ophuls, scénario et dialogues de Jacques Natanson, d'après la pièce La Ronde (Arthur Schnitzler), noir et blanc, 1950.
La belle argentine et l'homme perdu
Chère Victoire
Victoria Ocampo occupe une place centrale dans le mouvement esthétique, intellectuel, moral qui installa durablement la France devant la scène internationale. Elle fut, de notre pays, et de l’Europe, la plus fervente ambassadrice, non dénuée d’ironie, auprès de l’Argentine, sa patrie d’origine, et du reste du monde. Par son action inlassable, elle ne permit point que son propre pays demeurât dans notre esprit une nation caricaturale, partagée entre des vachers analphabètes, des généraux décorés comme des arbres de Noël et des dictateurs corrompus. Dans sa revue Sur (1931) et dans sa maison d'édition du même nom, l' Ocampo publia les plus grands noms de la littérature internationale, et nous permit de découvrir Octavio Paz, Jorge-Luis Borges, Adolfo Bioy Casares… On ne dira jamais assez l'importance fondamentale de Sur dans le rayonnement culturel de l'Avant-guerre. C'est ainsi que Buenos Aires est devenue la cousine latine de Paris, une magnifique créature cambrée, brillante, la capitale d’un continent littéraire, qui ne redoute aucune comparaison. De son immense fortune, Victoria fit un usage toujours élégant, favorable à la circulation des idées, des goûts, des êtres.
Elle eût été accablée par le repli provincial qui affecte désormais nos débats et nos tendances. Nous paraissons si étriqués dans nos petits costumes idéologiques, dans nos replis d’identité frileuse, dans nos accommodements hypocondriaques avec le monde, dans nos existences parallèles de tribus effarouchées, sur notre continent aigri de crétins goguenards ! Nous sommes donc revenus à ce que nous fûmes jadis : des groupes organisés, des ethnies méfiantes, subdivisées en associations de défense.
La belle argentine aux yeux de puits incarna l’aventure intellectuelle du XXe siècle. Elle lui conféra une partie de ses audaces. Elle fut sur tous les fronts où se mobilisaient l’intelligence, la curiosité, l’aptitude au mouvement.
Nous lui consacrerons quelque jour proche l’hommage qu’elle mérite. Pour cette fois, nous la trouvons en compagnie de Pierre Drieu-la-Rochelle, compagnon de l’abîme, qui voulut être plus que déplaisant, et ne parvint, au final, qu’à obtenir ce qu’il redoutait : se faire aimer.
Victoria vient pour la première fois à Paris en 1928. Après un échange de correspondances avec Hermann von Keyserling, elle veut absolument rencontrer cet homme, à l’époque prestigieux. Cruelle déception ! Elle découvre un «ogre», qui, bien loin de poursuivre une discussion philosophique, ne veut que la mettre dans son lit. Elle s’enfuit.
En revanche, sa rencontre fortuite avec Drieu la Rochelle l’enchante. Ce fut au cours d’un dîner chez la duchesse de Dato, en 1929. Elle remarque d’abord que les murs du salon ne sont «ornés que de deux Miró et d’un Dali […] ces toiles et d’autres du même genre semblaient le comble de l’audace et de l’élégance d’avant-garde.». Puis elle s’intéresse à son voisin de table, un grand garçon blond, à la fois timide et franc, très séduisant quoiqu’un peu dégarni : «Mon premier mouvement de sympathie alla à la chemise propre, bleue comme le ciel, au pantalon repassé et au plis bien tracé, au visage rasé, aux ongles qui n’étaient pas passés chez la manucure, mais exempts de saleté, aux dents minutieusement brossées, à tout ce qui parlait avec éloquence de soins corporels peu courants dans la confrérie des écrivains (et des philosophes). Soins que, moi du moins, je remarquais chez un «homme du monde», mais que je savais rares chez les artistes, quels qu’ils fussent. La bohème ne m’a jamais attirée et je préfère mille fois le spectacle d’un mécanicien en bleu de chauffe taché d’huile à celui d’un poète négligé aux ongles en deuil».
C’est dire combien elle fut séduite ! Elle était de gauche, libérale, ardemment anti-fasciste, il était déjà d’extrême-droite. Elle s’opposa à lui. Ils devinrent amants, ils restèrent amis sincères. Elle suivit, navrée, sa dérive politique. Elle n’oublia jamais qu’il lui dit, un jour : «Es-tu une femme heureuse ou la statue du bonheur ?». Ils connurent la joie des esprits et des corps unis, la simple intensité des moments de l'amour, puis vint la tragédie…
Victoria Ocampo, Drieu, Suivi de lettres inédites de Drieu la Rochelle à Victoria Ocampo, Avant-propos (lumineux !) et notes de Julien Hervier, traduit de l'espagnol (Argentine) par André Gabastou, éditions Bartillat, 2007.
Ci-dessous : portrait de Victoria Ocampo (Droits réservés)
Libellés :
La littérature comme art de vivre
lundi 3 août 2009
Le fou d'Anna
Notre conversation précédente Si l'on se séparait ? m'a rappelé, par ricochet sentimental, la scène de l'un des plus beaux films de l'histoire du cinématographe, Pierrot le fou, de Jean-Luc Godard, avec Jean-Paul Belmondo et Anna Karina. Quand on veut faire son connaisseur, on dit que cette œuvre appartient au genre «road movie», parce que les deux personnages principaux passent le plus clair de leur temps sur les routes, à bord d'une automobile. Mais, il y a dans ce film tant de chansons, de mouvements et de pas de danse que l'on pourrait évoquer à son propos la comédie musicale. Et quand on aura précisé que cette comédie est également sentimentale, on aura un genre godardien, qui n'est pas sans évoquer la manière mélancolique et légère d'Alfred de Musset. Voici cet instant miraculeux : une jeune femme adorable feint le libertinage, la parade des sentiments, pour ne pas avouer qu'elle est profondément amoureuse de l'homme qui observe son tendre ballet.
Voici le texte de cette chanson, signé Cyrus Bassiak, alias Rezvani :
Jamais je ne t’ai dit que je t’aimerais toujours, oh mon amour
Jamais tu n’m’as promis de m’adorer toute la vie
Jamais nous n’avons échangé de tels serments, me connaissant,
te connaissant
Jamais nous n’aurions cru être à jamais pris par l’amour, nous qui étions si inconstants
Pourtant, pourtant tout doucement sans qu’entre nous rien ne soit dit, petit à petit
Des sentiments se sont glissés entre nos corps qui se plaisaient à se mêler
Et puis des mots d’amours sont venus sur nos lèvres nues
petit à petit,
Des tas de mots d’amour se sont mêlés tout doucement à nos baisers
combien de mots d’amour ?
Jamais je n’aurais cru que je tu me plairais toujours, oh mon amour !
Jamais nous n’aurions pensé pouvoir vivre ensemble sans nous lasser
Nous réveiller tous les matins aussi surpris de nous trouver si bien dans le même lit
De ne désirer rien de plus que ce si quotidien plaisir d’être ensemble, aussi bien
Pourtant, pourtant tout doucement sans qu’entre nous rien ne soit dit, petit à petit
Nos sentiments nous ont liés bien malgré nous sans y penser à tout jamais
Des sentiments si forts et tous les mots d’amour connus et inconnus
Des sentiments si fous et si violents, des sentiments auxquels avant nous n’aurions jamais cru
Jamais ne me promets de m’adorer toute la vie
N’échangeons surtout pas de tels serments me connaissant,
te connaissant
Gardons le sentiment que notre amour est un amour,
Que notre amour
Est un amour
Sans lendemain
CD : Anna Karina, Chansons de Films © 2004, Mercury.
Pierrot le fou : film de Jean-Luc Godard, avec Anna Karina, Jean-Paul Belmondo,
Raymond Devos, Dick Sanders, Graziella Galvani. Images : Raoul Coutard (l'homme sans lequel la Nouvelle vague n'aurait pu exister), musique : Antoine Duhamel. On trouve l'édition de ce dvd par studiocanal à un prix très intéressant dans certaines boutiques et sur internet
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