dimanche 10 juin 2012

Tant de mots pour très peu de chose





Madame, quel est votre mot
Et sur le mot et sur la chose ?
On vous a dit souvent le mot,
On vous a souvent fait la chose.
Ainsi, de la chose et du mot
Pouvez-vous dire quelque chose.
Et je gagerai que le mot
Vous plaît beaucoup moins que la chose !

Pour moi, voici quel est mon mot
Et sur le mot et sur la chose.
J'avouerai que j'aime le mot,
J'avouerai que j'aime la chose.
Mais, c'est la chose avec le mot
Et c'est le mot avec la chose ;
Autrement, la chose et le mot
À mes yeux seraient peu de chose.

Je crois même, en faveur du mot,
Pouvoir ajouter quelque chose,
Une chose qui donne au mot
Tout l'avantage sur la chose :
C'est qu'on peut dire encor le mot
Alors qu'on ne peut plus la chose...
Et, si peu que vaille le mot,
Enfin, c'est toujours quelque chose !

De là, je conclus que le mot
Doit être mis avant la chose,
Que l'on doit n'ajouter un mot
Qu'autant que l'on peut quelque chose
Et que, pour le temps où le mot
Viendra seul, hélas, sans la chose,
Il faut se réserver le mot
Pour se consoler de la chose !

Pour vous, je crois qu'avec le mot
Vous voyez toujours autre chose :
Vous dites si gaiement le mot,
Vous méritez si bien la chose,
Que, pour vous, la chose et le mot
Doivent être la même chose...
Et, vous n'avez pas dit le mot,
Qu'on est déjà prêt à la chose.

Mais, quand je vous dis que le mot
Vaut pour moi bien plus que la chose
Vous devez me croire, à ce mot,
Bien peu connaisseur en la chose !
Eh bien, voici mon dernier mot
Et sur le mot et sur la chose :
Madame, passez-moi le mot...
Et je vous passerai la chose !
Abbé Gabriel-Charles de Lattaigant (1697-1779), Le mot et la chose


Heureux abbé de Lattaignant, qui, longtemps, se consacra moins à Dieu qu'aux choses, et surtout à la chose… Enfin, la vocation lui vint sur le tard, et il mourut, sinon en odeur de sainteté, du moins dans la paix du Christ.
Heureuse époque, le XVIIIe siècle, qui vit naître mon très cher et très admiré prince de Ligne, aventurier d'épée et d'esprit, homme de goût, qui saluait les rois et les reines, mais ne se courbait que devant les femmes !


















Illustration : Jean-Honoré Fragonard, Conversation galante dans un parc ou L'amoureux couronné, vers 1755, huile sur toile, 62x74, Wallace collection, Londres

1 commentaire:

Nuagesneuf a dit…

Ce cher abbé est également l'auteur des paroles équivoques de "J'ai du bon tabac dans ma tabatière".
Je me permets de déposer le lien vers l'article que je publiai le 23 décembre 2010 :


http://nuageneuf.over-blog.com/article-le-mot-et-la-chose-63589542.html