mercredi 7 octobre 2009

Mathilde et Gustave au salon - 2

(Suite et fin du récit ; voir message précédent)

Gustave Flaubert chez la princesse Mathilde, souvenir d'un soirée à Saint Gratien par le comte Joseph Primoli

‘‘ […] À dix heures et demie, un valet de chambre vient annoncer que le petit omnibus du château est avancé pour emmener les convives à la gare de Sannois. Aussitôt se lèvent et défilent devant la Princesse, en lui baisant la main, les habitués du mercredi : Sainte-Beuve, Renan, Taine, Lavoix, Edmond et Jules de Goncourt....
Après leur départ, la causerie languit : les hommes déplient les journaux ; les dames, lasses d'une promenade dans la forêt de Montmorency, répriment quelques bâillements
; Flaubert, devenu silencieux, s'agite sur sa chaise...
Comme on s'entretient encore de Salammbô et qu'on le félicite de son talent de lecteur, il conte la petite aventure qui lui est arrivée la semaine précédente.
«Figurez-vous que, l'autre jour, on frappe à mon pavillon de Croisset : mon domestique va ouvrir et se trouve en présence de braves paysans.
- Monsieur Flaubert ?
- C'est ici ?

- Nous le savons bien : nous venons pour une consultation.
- Alors, c'est le frère de monsieur que vous demandez, qui est médecin à Rouen.
- Eh non ! C'est à monsieur lui-même que nous voulons parler. Nous n'avons pas besoin de médecin : nous ne sommes pas malades, grâce à Dieu ! Nous avons un procès et nous venons consulter l'avocat !
- Mais monsieur n'est pas avocat !
- Allons donc ! Nous l'entendons toutes les nuits d'été, gueuler les procès qu'il va plaider l'hiver à Paris ! »

Enfin onze heures sonnent au cartel Louis XVI qui surmonte la porte. La Princesse roule sa bande de tapisserie, qu'elle arrête avec son aiguille, la serre dans la corbeille de jonc doré et se lève. Affable et souriante, elle congédie ses hôtes, donnant sa main à baiser aux ho
mmes, embrassant les dames et souhaitant une bonne nuit à tout le monde. Puis, tandis que la compagnie sort par la grande porte, Flaubert fermant la marche, la Princesse, suivie de ses chiens, se dirige vers un petit escalier en colimaçon, tendu de perse verte, qui mène à sa chambre.
Au moment où les domestiques se disposaient à emporter les
lampes du salon, la Princesse reparaît sur le seuil et, au grand étonnement du maître d'hôtel, ordonne à ses gens de ne pas éteindre encore et de se retirer. Résignée, elle reprend sa place sur son canapé, devant la grande table ronde, et se met à travailler.
«Nous allons entendre, songe-t-elle en déroulant sa tapisserie, ce qu'il veut me dire de si intéressant !... Il m'ennuie, à la fin, avec ses grandes phrases qui n'aboutissent à rien : c'est de la littérature, et pas autre chose ! »
La porte s'entr'ouvre : Mathô entre sournoisement, plutôt en collégien timide qu'en guerrier conquérant. D'un regard méfiant promené autour de la pièce, il s'est assuré que tous les hôtes sont disparus. Il se glisse alors entre la table et le canapé, il se laisse tomber sur un fauteuil capitonné auprès de la Princesse. Sans mot dire, il la regarde travailler : c'est en effet un charmant spectacle, digne d'inspirer un peintre et un poète, que ce profil impérial s'inclinant sur la broderie sous la lueur rose de la lampe. Il contemple la nuque polie comme un fût de colonne et la perle qui tremble au bout du lobe de l'oreille, et les épaules célèbres et célébrées qui sortent du burnous aux reflets d'argent, et les doigts de fée qui courent sur le canevas où ils font éclore des fleurs....

La Princesse sent ce regard brûlant qui se promène sur son cou, sur ses épaules, sur sa main et... elle attend ! Après un long moment de silence, agacée par ces yeux fixés sur elle, brusquement elle lève la tête :
«Eh bien ? Qu'avez-vous à me dire de si confidentiel, de si pressant ? Nous sommes seuls, comme vous le désiriez, et je suis prête à tout entendre.».
Quelle n'est pas sa stupeur en le voyant devenir tour à tour très rouge et très pâle ! Les expressions les plus diverses passent sur ce visage décomposé : la crainte, l'angoisse, la terreur, le désespoir. Est-ce l'évocation de Mathô qui le poursuit encore ? Elle l'entend balbutier quelques sons incohérents, puis le voit se lever précipitamment, gagner la porte et s'enfuir !

Après dix minutes d'attente, elle sonne : le maître d'hôtel revient :
«Monsieur Flaubert ?
- Il a traversé l'antichambre et a monté l'escalier en courant.
- Il n'a plus reparu ?
- Il m'avait semblé si agité que je l'ai suivi : il est allé directement à sa chambre ; il a dû s'assoupir.

- Ah ! murmure la Princesse, haussant légèrement les épaules. Vous pouvez éteindre.».
Elle roule une seconde fois sa tapisserie, la range dans sa corbeille, puis se l
ève et, de son pas de déesse, traverse le salon pour monter chez elle.
«Désormais du moins il me laissera tranquille
Le mot de l'énigme ? Il nous est donné sans doute, par Gustave Flaubert lui-même qui peu après, écrivit sur un album, à Saint-Gratien :
«Les femmes ne sauront jamais combien les hommes sont timides !». ‘‘


Texte établi sur un exemplaire (coll. particulière) de : Gustave Flaubert, Lettres inédites à la Princesse Mathilde, préface de Monsieur le comte Joseph Primoli ((1851-1927), étude de Madame la princesse Mathilde, Paris, Louis Conard, 1927
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (20.I.2000) ;
relecture : A. Guézou
Adresse : Bibliothèque municipale, B.P. 7216, 14107 Lisieux cedex


Pour illustrer ce texte «confidentiel», on aurait pu placer ici un extrait de Madame Bovary, mais n'était disponible que l'adaptation de ce chef-d'œuvre par Claude Chabrol. Mauvais travail ! Alors, voici, d'après Guy Maupassant, l'ami de Flaubert, un bref moment du film Le plaisir, de notre cher Max Ophüls. Il s'agit du tableau intitulé Le modèle, avec Daniel Gélin et Simone Simon ; 
la belle voix du narrateur est celle de Jean Servais



Le Plaisir
Scénario : Max Ophüls, Jacques Natanson, d'après
Guy de Maupassant.
Dialogues :
Jacques Natanson
On retrouvera, au fil des tableaux : Claude Dauphin, Gaby Morlay, Paul Azaïs, Gaby Bruyère, Jean Galland, Janine Viènot, Emile Genevois, Huguette Montréal, Liliane Yvernault, Madeleine Renaud, Ginette Leclerc, Mila Parély, Danielle Darrieux, Pierre Brasseur, Jean Gabin, Amédée, Antoine Balpêtré, Réne Blancard, Mathilde Casadesus, Henri Crémieux, Arthur Devère, Paulette Dubost, Jocelyne Jany, Robert Lombart, Héléna Manson, Marcel Pérès, Jean Meyer, Louis Seigner, Michel Vadet, Charles Vissières, Zélie Yzelle, Jo Dest, Claire Olivier, Georges Vitray, René Hell, Pierre Palau, Georges Baconnet, Maïa Jusanova, Yvonne Dany, Jean Servais, Daniel Gélin, Simone Simon, René Pascal, Marcel Rouzé
(DVD à partir de 7,11 €, sur le site Priceminister)














COFFRET DVD Max Ophuls
4 films : La ronde (1950), Le plaisir (1952), Madame de... (1953), Lola Montès (1955)
Copies restaurées et issues de masters en haute définition. Supplément : film documentaire réalisé par Marcel Ophüls, Max par Marcel (49, 99
€)

10 commentaires:

Euréka a dit…

Les hommes timides ? Pas tous, me semble-t-il.
Mais quel plaisir de les prendre dans ses "rets" et d'essayer de les conduire là où l'on souhaite qu'ils nous emmènent et où ils voudraient bien aller sans oser le dire.
PS : très beau texte.

Patrick Mandon a dit…

Euréka, certes, mais il s'agissait de la princesse Mathilde, tout de même ! Elle était très entourée, très courtisée, on se bousculait pour être reçu chez elle. Et puis, il est avéré que Flaubert était un gros ours, maladroit dans le monde, se croyant peu aimable…
Mais, au fait, chère Euréka, n'était-il pas question d'un texte de vous ?

Euréka a dit…

Pauvre Flaubert, il s'en allait rejiondre la cohorte des incompris.

En ce qui concerne mon texte, il est en gestation mais les soucis de santé familiaux me prennent tout mon temps et m'obligent à négliger le bon temps en ce moment.

Patrick Mandon a dit…

Quand vous le voudrez, Euréka.

Anonyme a dit…

Il est étonnant que le comte Primoli appelle Flaubert "Mathô" du nom du héros de Salammbô. Que Flaubert s'identifie lui-même à madame Bovary, passe, mais le comparer au beau et tragique Mathô... je cherche et ne trouve pas la ressemblance.

Patrick Mandon a dit…

Chère Nadia, pourquoi faire un mauvais procès au comte ? Il voit le grand Flaubert comme transfiguré par le héros qu'il a imaginé. Le comte est un admirateur de Gustave : il veut le servir plutôt qu'ironiser sa tendre comédie auprès de la princesse.
Mais, ce qu'il faut retenir, selon moi, c'est surtout le précieux témoignage sur le comportement privé de Flaubert. on imagine bien sa puissante présence embarrassée dans le salon cossu, ses tourments, sa cour biaisée, puis sa fuite. C'est bien cela qui me plaît. J'ai sans doute tort, mais voyez-vous, ce genre de choses me plaît infiniment plus, en ce moment, que les vilaines rumeurs de la ville…
Je vous embrasse avec déférence.
Note : La nouvelle photographie me plaît beaucoup.

Note :

Patrick Mandon a dit…

À vrai dire, ce blog mourra peut-être de son refus de l'actualité. Je ne la déteste pas, cette actualité, mais elle est fort bien (ou mal) traitée ailleurs. Et, souvent, on s'y enlise. Voyez le monde qui disparaît sous nos yeux. Son naufrage s'effectue dans la brume et le silence. Alors, j'essaie de me souvenir de ce qui lentement glisse sous les eaux noires…

Anonyme a dit…

Cher Patrick, je ne sais pas pourquoi, mes photos disparaissent les unes après les autres, je suis quasi obligée de me réinscrire à chaque fois... ce que je fais avec un plaisir non dissimulé naturellement.
Vous avez raison, il traîne en ce moment en France un vilain parfum d'anathème qui me semble assez désagréable. Flaubert est indéniablement plus touchant, même s'il n'a rien d'un Mathô. La princesse est bien désinvolte. On peut être le plus beau buste de Paris et n'en être pas moins parfois un peu aveugle.
De grâce, ne collez pas à l'actualité, je la côtoie assidûment toute la journée et m'en trouve plutôt lasse le soir venu. Chez vous on fréquente le monde d'avant, on ne respire pas si souvent son parfum entêtant.

Patrick Mandon a dit…

Mais qui dérobe vos portraits ? Un admirateur ? Un bel inconnu ? Un vieux cochon ? L'essentiel est bien que vous reparaissiez à chaque fois.
Oui, l'actualité me déplaît. Non par ce qu'elle révèle mais surtout par ce qu'elle dissimule. Et je nous trouve (les français) bien hypocrites, bien dissimulés : les «milieux informés» se lamentent du climat et des affaires de mœurs, mais ils alimentent le débit du «laid» avec leurs débats…
Comment parler de tout cela ? Je ne sais. Ce serait peut-être un bon sujet… Au fait, Lady Nadia, vous n'aviez pas un article en tête ?

Anonyme a dit…

Peut être les trois à la fois ! Allez savoir.
Vous pensez à Kafka et Milena ? Ce week end devrait être assez calme, pas d'élection en Teutonie, pas de referendum en Irlande, j'espère avoir un peu de temps.
C'est amusant, lady nadia est mon surnom dans l'officine gouvernementale où j'ai mes habitudes...