mardi 24 décembre 2013

Un « Grello » qui tintinnabule, une tartine qui dégouline, Bardot et ses « frères »


Voilà, c'est Noël ! Vous recevrez des cadeaux, vous serez bien, je l'espère, je vous le souhaite, au milieu des vôtres, de ceux qui comptent à vos yeux. Je vous offre, pour ma part, deux choses du temps d'avant (sinon de l'Avent), deux pépites.
Les paroles de cette délicieuse chanson, Il fait beau, si française, si adorablement démodée, sont de Jacques Grello, que les plus jeunes d'entre vous n'ont pu connaître. Les autre se souviennent sans doute de ce petit homme au regard de hibou, d'éberlué malicieux, de sa tête ronde et de ses lunettes rondes aussi. Il avait de l'esprit, c'est assez dire qu'il est démodé, il commentait l'actualité politique, comme ses comparses chansonniers, avec plus de courage et moins d'inutile et bruyante agressivité que la plupart des « comiques » de télévision. Grello dénonçait moins qu'ils n'ironisait, il donnait l'impression de se placer à hauteur du ridicule de ses cibles, et non pas de leur cracher dessus, depuis une position élevée.



Voici encore, La Confiture, chanson dégoulinante de Roger Carineau, qui permettait aux Frères Jacques de donner toute la mesure de leur art si singulier. Je suis allé à leur récital parisien, qui mettait fin à leur longue tournée d'adieu (1981 ou 1982 ?). Je les avait vus sur scène, enfant, au théâtre Le Daunou, je crois. J'en avais été ébloui.



Pierre nous signale cette merveille, à côté de laquelle, sans sa bienveillance, nous allions passer sans la voir ! Que le beau gosse soit vivement remercié, et que les dieux lui garantissent à vie tous les dons, qu'ils lui apportèrent à sa naissance !
Bardot ! Bardot ! Bardot ! Les Frères Jacques ! Et Ricet Barrier, l'auteur de ce délicat chef-d'œuvre, « Rendez-vous » (N'insistez-pas Stanislas), avec le compositeur Bernard Lelou : on rêve !


Les Freres Jacques & Brigitte Bardot Stanislas... par marcellinrg

jeudi 19 décembre 2013

Comme une division originelle

Eh bien, pour aller jusqu'au terme de l'étrange état dans lequel je me trouve en ce moment, il convient que je partage avec vous cette chanson de Gérard Manset ! On la trouvera, c'est selon, grandiloquente, larmoyante, ou simplement déchirante. Tout cela sera vrai, puisque tout cela constitue la déchirure, la division originelle, qui ne cesse de s'élargir dans le secret de nous-mêmes, et de nous préparer, peut-être, à la révélation heureuse du mystère qui nous constitue. Et il est absolument vrai que quelques-uns de nos amis nous aident à approcher ce mystère grandissant.
Je manque sans doute de clarté, mais, me semble-t-il, pas de précision…
Enfin, je dédie particulièrement cette composition à ceux qui, parmi vous, ont perdu un ami ou un être cher.

mercredi 18 décembre 2013

Le cours d'une rivière

On se dit un jour : « Il n'est plus utile de tenter une autre voie. Toutes sont vaines, la seule qui t'aurait préservé de cette vanité, tu ne l'as pas prise ; tu n'a pas voulu, ou tu ne l'a pas vue. L'eau de la rivière, dont tu suis le cours depuis longtemps, si claire dans ton enfance, si fraîche, s'est troublée : elle t'interdit désormais de voir le fond. L'eau de la rivière te ressemble. Naguère, tu disposais de plus d'un tour pour lui rendre son apparence originelle. Tu sollicitais l'illusionniste en toi pour faire illusion, mais aujourd'hui, ton sac est vide, et tu ne remonteras plus jamais à la source, qui la fit naître, blanche et bouillonnante. ».
Que dit-on de ce ciel de cendre, qui paraît accumuler sa masse ?

J'ignore si cette chanson répond à ces interrogations un peu vaines, mais je sais qu'elle me trottait dans la tête ; je l'ai entendue ce matin, à la radio. C'est un signe mauvais : de tant d'anonymes considérables, j'aurais été l'insignifiant contemporain !



Jem, dans son commentaire, me fait justement observer que cette chanson clôt un film, qu'il ne me paraît pas excessif de qualifier de chef d'œuvre, de Léos Carax. En effet, les dernières images de Holy Motors, plus irréelles encore, plus improbables que toutes celles où l'on suit neuf incarnations/ transformations d'un certain M. Oscar, où l'on s'égare dans un dédale de rêves et de brèves réalités, les dernières images de Holy Motors, donc, nous font entendre l'étrangeté de cette chanson. Il convient de remercier vivement Jem de nous l'avoir rappelé :

vendredi 29 novembre 2013

C'est ainsi qu'un soir, on cherche à savoir…


C'est une chanson très ancienne de Tom Waits. Elle date de 1973, et figurait dans l'album « Closing time ».
Il demande à l'opérateur un numéro de téléphone, et s'interroge, en attendant d'obtenir la communication : « Il y a si longtemps, se souviendra-t-elle seulement de ma voix ? Allo ! allo ! C'est Martha ? Ici, Tom, j'appelle de très loin… »
Il lui rappelle une époque très ancienne, « pleine de roses, de poésie et de littérature », où il était tout pour elle, comme elle était tout pour lui. Il n'avait qu'elle, elle n'avait que lui. Demain n'existait pas. Mais voilà, aujourd'hui, il se sent vieux. Et son mari, ses enfants, comment vont-ils ? Il est marié, lui aussi. Il lui rappelle sa jeunesse ardente. Que reste-t-il de tout cela ? Quel souvenir leur amour a-t-il laissé à Martha ? 


Quelle inquiétude absurde et insurmontable nous pousse, un soir, à interroger un souvenir enfoui ? Alors qu'il n'est pas de réponse possible, ni même souhaitable.

Et cette version « live » :


Pour Tom Waits, si le cœur vous en dit, rendez-vous iciou làou encore ici

dimanche 24 novembre 2013

Les oncles d'Amérique…

Georges Lautner est mort. Il était très lié à sa mère, connue à la scène sous le nom de Renée Saint-Cyr. Comme leurs deux domiciles n’étaient pas éloignés l’un de l’autre, on pouvait aisément  rendre visite au premier et saluer celle-ci. J’ai rarement vu autant de plaisir et de désir de séduire chez une femme, à un âge avancé. Elle était remarquablement belle et d’une élégance parfaite. Elle vous recevait en vous donnant le sentiment que vous étiez intéressant, alors que, fort heureusement, vous n’aviez presque rien dit : elle possédait le don de faire de sa vie un récit piquant, charmant, déluré, plein d’observations justes. C'était une artiste « à l'ancienne », et de son temps. Georges Lautner se garda bien de confier publiquement tout le mépris amusé que lui inspiraient les éloges tardifs. Il avait une excellente mémoire et un esprit très caustique, mais le succès de ses films, la reconnaissance universelle de son style (1), son amour de la vie le mirent à l’abri de tout ressentiment. Il citait, en riant, des extraits de critiques, parues dans la presse… Se souvient-on, par exemple, que Jean-Louis Bory a écrit, à propos de Michel Audiard, co-auteur des dialogues des « Tontons flingeurs » : « J’ai marché dans de l’Audiard du pied gauche, et cela ne m’a pas porté bonheur ! ». Pauvre Bory ! Enfin, il fut aussi un bon découvreur de talents. Je ne saurais omettre de nommer Mireille Darc, véritable inspiratrice de Michel Audiard et de Georges Lautner, qui s'est parfaitement intégrée à leur univers de « mecs ». Ces trois-là étaient unis par des liens d'amitié et de joie très forts.
Mise au point  
On voit  très souvent des photographies de plateau, illustrant « Les Tontons flingueurs », dans la presse. Elles sont soit signées Gaumont, soit d’un nom inventé, ou encore de celui d'un voleur de documents. Pour Gaumont, c’est en partie vrai, puisque cette société a produit la plupart des films de Lautner. Mais pour les autres, il s’agit d’une usurpation. Toutes les photographies des « Tontons » sont de mon ami Jean-Louis Castelli, hélas décédé trop tôt, alors que nous préparions l’édition de l’ensemble de son travail de photographe de plateau On aperçoit Jean-Louis dans le rôle du photographe du mariage, dans « Les Tontons », et son cousin, Philippe Castelli, dans celui du tailleur de Ventura.
 
(1) À propos de son style, il faudrait l’examiner sous l’angle de la loufoquerie, et des possibilités narratives fondées sur les ruptures brutales, incohérentes, et l’irruption de l’improbable, qu’offre le dessin animé américain, dit cartoon. Lautner avait un faible pour le récit noir, qui finit mal. « Le Pacha » est une réussite, qui vieillit très bien et a renouvelé le genre. La première partie de « La Route de Salina » est excellente…


Ci-dessous : Lino Ventura, Francis Blanche, Robert « Bob » Dalban,  Bernard Blier, Jean Lefebvre : extraite de Les Tontons flingueurs, il s'agit d'une photographie de plateau signée Jean-Louis Castelli, et non pas Rue des archives ! Il est inadmissible qu'on tolère une telle dépossession d'un travail artistique !


samedi 16 novembre 2013

Équipe de rances

J'apprends que l'équipe de France de football a été vaincue par les ukrainiens. Quelle joie, quel bonheur ! Il paraît que non seulement ils ont été médiocres dans leur jeu, comme d'habitude, mais que, par surcroît, ils se sont montrés vindicatifs, mauvais perdants. L'un des joueurs a agressé un ukrainien. Qui s'en étonnera ? Ce qui est étonnant, c'est que cette bande de millionnaires, de parvenus mal élevés, infantiles, puisse encore trouver des français pour la suivre, avoir foi en elle ! Je suppose que des braves types ont amputé sévèrement leurs maigres revenus, pour s'offrir le voyage en Ukraine, afin de soutenir ces individus, qui les méprisent. On dit qu'il y aurait encore une chance pour que ces mercenaires maladroits et déplaisants se qualifiassent. J'espère vivement qu'ils échoueront, et qu'ils quitteront la compétition humiliés, sous les crachats et les ordures. Que leur importe, d'ailleurs ! Seul compte le club qui les emploie, et les rétribue grassement. Certains commentaires assurent qu'une simple sélection pour la compétition redonnerait un peu d'espoir au peuple français, accablé, désespéré. C'est possible, mais, alors,  c'est effarant ! 
L'actuelle équipe de France de football est notre reflet dans un miroir brisé, notre reflet dans un œil de boue ; il renvoie de nous-mêmes une image, que nous ne supportons pas, parce que nous croyons qu'elle nous ressemble, alors qu'elle en est le mensonge effronté. Nous sommes les dupes d'une mauvaise représentation, donnée par des comédiens calamiteux. 
« Tirez le rideau, la farce est jouée ! » (*)

* Ces mots, Rabelais les aurait prononcés sur son lit de mort



vendredi 8 novembre 2013

Le Diable, probablement…





















Ci-dessus : Eugène Delacroix (1798-1863), lithographie pour Faust, de Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832). Il existe deux versions de cette œuvre ; la première date de 1808, la seconde, posthume, de 1832. En France, Gérard de Nerval (1808-1855) commença la traduction de Faust I dès 1826/1827 ; celle-ci fut publiée en 1828 par Dondey-Dupré, à Paris, avec cette exergue de Germaine de Staël : « [Faust] fait réfléchir sur tout, et même sur quelque chose de plus que tout. ». Germaine savait s'y prendre pour attirer l'attention de ses contemporains sur un livre ou sur un homme, qu'elle admirait… 

La première fois que je vis ce Méphisto dans les airs, j'étais adolescent. Je découvrais Baudelaire, et, avec lui, la beauté du Diable.

J'ai immédiatement aimé cette vision d'un démon aérien, semblant danser (voyez ses doigts, animés comme ceux d'un danseur), survolant les toits de la ville, alors que la nuit tombe. Il inspirera les voleurs, il suggérera aux amants les figures les plus adorablement obscènes, et aux autres les complots, les trahisons, les infamies. Or, il ne m'effraya pas. C'est que je lui trouvai une physionomie, sinon bienveillante, tout au moins rieuse et sans méchanceté : il n'a pas la joie mauvaise. En ce temps-là, j'étais en mon adolescence…

J'ai succombé à toutes ses tentations, mais je n'ai signé aucun pacte de sang, ni même de sueur avec lui. Ai-je eu tort ? Ce gracieux Méphisto a été licencié. À force de négocier des contrats avec eux, d'entendre leurs raisons, de surprendre leurs faiblesses, il a aimé les hommes. Il s'est reconnu affaibli par leur propre fragilité. Il ne voulut plus les pousser à la faute : il se surprit même à les assister, à les encourager au bien, à l'honnêteté, à la droiture. Il s'est laissé corrompre en quelque sorte.
Celui qui l'a remplacé est la chute, et il est l'abîme.
Il est l'effroi.














Magnifique mise en scène du « Faust », de Gounod, au MET, à New York. René Pape est un Méphistophélès très convaincant :

vendredi 25 octobre 2013

La stratégie de l'araignée



















Cette robe date de 1925. Elle n'est pas signée. Quelle belle idée que d'habiller le corps de la femme d'une manière de toile d'araignée, dont l'origine se situe autour du nombril ! Le nombril des femmes… C'est bien dans cette région du monde que tout se passe. Une femme ainsi vêtue étend sa toile, guettant la proie aventureuse, qui viendra se perdre dans ses rets. 
Robe en mousseline de soie, brodée de perles transparentes comme la rosée du matin, qui s'attarde sur les brins de l'herbe. Veuve noire : c'est le nom d'une redoutable espèce d'araignée. Voyez le rideau de perles qui termine ce beau vêtement : une cascade de sang pâle… 

Et puis encore ceci, sur la stratégie de l'araignée, chez Balzac : 

« Une rapide fortune est le problème que se proposent de résoudre en ce moment cinquante mille jeunes gens qui se trouvent tous dans votre position. Vous êtes une unité de ce nombre-là. Jugez des efforts que vous avez à faire et de l'acharnement du combat. Il faut vous manger les uns les autres comme des araignées dans un pot, attendu qu'il n'y a pas cinquante mille bonnes places. Savez-vous comment on fait son chemin ici ? par l'éclat du génie ou par l'adresse de la corruption. Il faut entrer dans cette masse d'hommes comme un boulet de canon, ou s'y glisser comme une peste. L'honnêteté ne sert à rien. ».
Vautrin à Eugène de Rastignac, pension Vauquer, dans Le Père Goriot

Et puis Madame GrèsCocoméragesAu bal en CristòbalLes dames dans la vitrineLe tremblant des vitrinesVitrinesThe fair lady

vendredi 18 octobre 2013

Cet homme est dangereux !

Où l'on apprend qu'un fier partisan de toutes les libertés, et surtout de la liberté d'expression, a voulu interdire à Lorànt Deutsch de poursuivre la publication de ses livres d'historien amateur. Ce monsieur, nommé Alexis Corbière, membre du Parti de gauche, chargé de la lutte contre l'extrème-droite, conseiller de Paris, premier adjoint au maire du XIIe arrondissement, est sans nul doute un vigilant antifasciste doublé d'un antinazi intransigeant. Or, on sent parfaitement dans toute l'argumentation de Lorànt Deutsch, je dirais même dans toute sa personne l'affleurement nazi, qui ferait de ce comédien doué et sympathique en apparence, si les circonstances lui étaient un jour favorables, un tortionnaire.
Alexis Corbière… Ce qu'il y a de bien avec certaines personnes, c'est qu'elles s'enflent de bêtise sans qu'on ait besoin de leur souffler dans le derrière…


samedi 12 octobre 2013

Jeune homme, qu'est-ce que tu crains ?





Zizi Jeanmaire et Rudolf Noureev dansent Le jeune homme et la mort




On nomme ce genre « mimodrame » : imaginée par Jean Cocteau, l'histoire rapporte le suicide d'un homme encore jeune, pour cause de tragédie d'amour. La musique, à l'origine, est de Jean-Sébastien Bach (il s'agit de La Passacaille), adaptée par Respighi. Ce rituel dépouillé, cruel a été crée à l'Opéra de Paris en 1946 : Roland Petit en était le chorégraphe, Wakhévich le décorateur, Jean Babilée et Nathalie Philippart les deux danseurs. 
Voici, rapporté par Cocteau lui-même, à propos de ce spectacle, le récit de sa genèse et ce que lui inspira tout ce qui le précéda et le suivit (c'est assez long, bien sûr, mais vous n'en voudrez pas à Cocteau de prendre un peu de votre temps) :

 « Notre machine se démembre chaque jour davantage et chaque matin l’homme s’éveille avec une nouvelle entrave. Je le constate. Mes nuits, je les dormais d’une traite. Maintenant, je m’éveille. Je me dégoûte. Je me lève. Je me mets au travail. C’est le seul moyen qui me rende possible d’oublier mes laideurs et d’être beau sur ma table. Ce visage de l’écriture étant, somme toute, mon vrai visage. L’autre, une ombre qui s’efface. Vite, que je construise mes traits d’encre pour remplacer ceux qui s’en vont. C’est ce visage que je m’efforce d’affirmer et d’embellir avec le spectacle d’un ballet, donné hier soir, 25 juin 1946, au théâtre des Champs-Élysées. Je me suis senti beau par les danseurs, par le décor, par la musique, et, comme cette réussite soulève des chicanes qui débordent la satisfaction d’auteur, je me propose de les mettre à l’étude. De longue date, je cherchais à employer, autrement que pour la cinématographique, le mystère du synchronisme accidentel. Car une musique se trouve non seulement des réponses dans chaque individu, mais encore dans une œuvre plastique avec laquelle on la confronte, si cette œuvre est du même registre. Non seulement ce synchronisme est air de famille qui épouse l’aspect général de l’action, mais encore – et c’est là que réside le mystère – il souligne ses détails à la grande surprise de ceux qui en estimaient l’emploi sacrilège. Je connaissais cette bizarrerie par l’expérience des films, où n’importe quelle musique un peu haute intègre les gestes et les passions des personnages. Restait à prouver qu’une danse, réglée sur des rythmes favorables au chorégraphe, pouvait se passer d’eux et prendre des forces dans un climat musical nouveau.
          « Rien n’est plus contraire au jeu de l’art que le pléonasme des gestes qui représentent des notes. Le contrepoint, le savant déséquilibre d’où naissent les échanges, ne peut se produire quand l’équilibre de tout repos engendre l’inertie. C’est d’une organisation délicate de déséquilibres que l’équilibre tire son charme. Un visage parfait le démontre lorsqu’on le dédouble et qu’on le reforme de ses deux côtés gauches. Il devient grotesque. Les architectes le savaient jadis et l’on constate, en Grèce à Versailles, à Venise, à Amsterdam, de quelles lignes asymétriques est faite la beauté presque humaine.
      « On connaît la platitude, l’ennui mortel de nos immeubles où l’homme se renonce. Il y a environ un    mois, à un déjeuner avec Christian Bérard et Boris Kochno, dépositaire des méthodes de Serge de Diaghilev, j’envisageai comme possible une scène de danse où les artistes étudieraient sur des rythmes de jazz, où ces rythmes seraient considérés comme de simples instruments de travail et céderaient ensuite la place à quelque grande œuvre de Mozart, de Schubert ou de Bach. Dès le lendemain, nous nous employâmes à rendre ce projet définitif. La scène serait le prétexte d’un dialogue gesticulé entre Mlle Philippart et M. Babilée chez lequel je retrouve bien des ressorts de Waslav Nijinski. Je décidai de ne mettre la main à la pâte que dans la mesure où je raconterai minutieusement au décorateur, au costumier, au chorégraphe, aux interprètes, ce que j’attendais d’eux. J’arrêtai mon choix sur Wakhévitch, décorateur, parce qu’il est décorateur de films et que je désirais ce relief où le cinématographe puise son rêve, sur Mme Karinska, costumière, aidée par Bérard, parce qu’ils connaissent mieux que tous l’optique des planches, sur Roland Petit, chorégraphe, parce qu’il m’écouterait et me traduirait dans cette langue de la danse que je parle assez bien, mais dont la syntaxe me manque.
       «La scène représente un atelier de peinture fort misérable. Cet atelier est une figure de triangle. Une des faces serait la rampe. La pointe ferme le décor. Un madrier presque central, un peu sur la droite, monte du plancher, forme potence et soutient une poutre qui barre le plafond du côté jardin au côté cour. A la potence est attachée une corde à nœud coulant, et, à la poutre, entre potence et le mur gauche, la ferraille d’une lampe enveloppée d’un vieux journal. Contre le mur de droite, d’un crépi sale constellé de dates de rendez-vous, de dessins faits par moi, un lit de fer à couverture rouge et à linge qui traîne par terre. Contre le mur de gauche, un lavabo du même style. Au premier plan à gauche, une porte et la rampe, une table et des chaises de paille. D’autres chaises font un désordre. L’une d’elles se trouve sous le nœud coulant près de la porte. Un châssis vitré découvre un ciel d enuit parisienne dans le plafond en pente raide. Le tout, par l’éclairage dur, les ombres portées, le splendide, le sordide, le noble, l’ignoble, aura l’allure du monde de Baudelaire.
       «Avant le lever du rideau, l’orchestre attaque la Passacaille de J.-S. Bach, orchestrée par Respighi. Le rideau se lève. Le Jeune Peintre est couché sur son lit, à la renverse, un pied levé le long du mur. Sa tête et l’un de ses bras pendent sur la couverture rouge. Il fume. Il ne porte ni chemise ni chaussette, mais seulement un bracelet-montre, des savants et une combinaison, ditebleu de chauffe, d’un bleu marine où des taches multicolores évoquent le costume d’Arlequin. La première phase (car l’immobilité joue, sur cette fugue solennelle, un rôle aussi actif que l’agitation) nous présente l’angoisse de ce Jeune Peintre, son énervement, son abattement, sa montre qu’il regarde, ses manches de long en large, ses haltes sous la corde qu’il a nouée à la poutre, son oreille qui hésite entre le tic tac de l’heure et le silence de l’escalier. Pantomime dont l’excès provoque la danse. (Un des motifs étant ce geste magnifique, circulaire et aérien d’un homme qui consulte son bracelet-montre). La porte s’ouvre. Entre une jeune fille brune, élégante, sportive, sans chapeau, en petite robe jaune pâle, très courte (le jaune Gradiva) et gants noirs. Dès la porte qu’elle referme, elle trépigne sa mauvaise humeur sur les pointes. Le Jeune Homme s’élance vers elle qui le repousse et marche à longues enjambées à travers la chambre. Il la suit. Elle renverse des chaises. La deuxième phase sera la danse du Peintre et de cette fille qui l’insulte, le violente, hausse les épaules, donne des coups de pied. La scène monte jusqu’à la danse, c’est-à-dire jusqu’au déroulement des corps qui s’accrochent et se décrochent, d’une cigarette qu’on crache et qu’on écrase, d’une fille qui, du talon, frappe trois fois de suite un pauvre type agenouillé qui tombe, pirouette sur lui-même lenteur d’une fumée lourde, bref, des foudres décomposées de la colère. Cela déplace nos héros jusqu’à l’extrémité gauche de la chambre, d’où le jeune malheureux désigne la corde d’un bras tendu. Et voici que la demoiselle le cajole, le mène à un siège, l’y plante à cheval, grimpe sur la chaise de la poutre, consolide le nœud coulant et revient lui tourner la tête vers son gibet. La révolte du Jeune Homme, son accès de rage, sa course après la Jeune Fille et la porte qui claque, terminent la deuxième phase. 
          « La troisième phase présente le Jeune Homme aplati contre la porte. Sa danse vient de son paroxysme. L’une après l’autre, il fait tourner en l’air les chaises à bout de bras et les casse contre les murailles. Il cherche à trainer les tables vers la potence, trébuche, tombe, se relève, renverse cette table avec son dos. La souffrance lui arrache des cris que nous voyons sans les entendre. La souffrance le dirige en ligne droite jusqu’à son supplice. Il le contemple. Il s’y hausse. Il se le passe autour du cou. C’est alors que M. Babilée invente une astuce admirable. Comment se pend-il ? Je me le demande. Il se pend. Il pend. Ses jambes pendent. Ses bras pendent. Ses cheveux pendent. Ses épaules pendent. Ce spectacle d’une sombre poésie, accompagné par la magnificence des cuivres de Bach, était si beau, que la salle acclama. 
       « La quatrième phase commence. La lumière change. La chambre s’envole, ne laisse intacts que le triangle du plancher, les meubles, la carcasse du gibet, le pendu et la lampe. Ce qui reste est en plein ciel nocturne, au centre d’une houle construite de cheminées, de mansardes, de réclames lumineuses, de gouttières, de toits. Au loin, les lettres de Citroën s’allument à tour de rôle sur la tour Eiffel. Par le toit, la Mort arrive. C’est une jeune femme blanche, en robe de bal, juchées sur les hauts patins. Un capuchon rouge enveloppe sa petite tête de squelette. Elle a de longs gants rouges, des bracelets et un collier de diamants. Sa traîne de tulle pénètre après elle sur le théâtre. Sa main droite, levée, désigne le vide. Elle avance vers la rampe. Elle bifurque, traverse la scène, fait halte à l’extrême droite et claque des doigts. Lentement, le Jeune Homme dégage sa tête du nœud coulant, glisse le long de la poutre, atterrit. La Mort ôte son masque de squelette et son capuchon. C’est la jeune fille jaune. Elle met le masque au Jeune Homme immobile. Il tourne autour d’elle, elle marche quelques pas, stoppe. Alors la Mort étend les mains. Il semble que ce geste pousse le Jeune Homme à tête de mort. Le cortège des deux danseurs s’engage sur les toitures.
      « Hier, la troupe du ballet venait de rentrer, la veille, de Suisse. Il fallut du matin au soir assembler les pièces éparses de notre entreprise, superposer nos danses et l’orchestre de soixante-quatre musiciens, terminer les robes chez Mme Karinska, convaincre Mlle Philipart de marcher sur des socques, y clouer des courroies, peindre la salopette de M. Babilée, monter le décor de la chambre et celui des toitures, équiper les réclames électriques, faire les éclairages. Bref à 7 heures du soir, tandis que les machinistes déblayaient le plateau, nous nous trouvâmes en face d’une perspective de catastrophe. La chorégraphie s’arrêtait à la pendaison du Jeune Homme. Roland Petit n’avait rien voulu indiquer de la scène finale sans ma présence. Les artistes mouraient de fatigue. Je leur proposai de les asseoir dans la salle et de leur mimer les rôles. Ce que nous fûmes.
      « Je rentrai au Palais-Royal. Je dînai. À 10 heures j’étais au théâtre où la foule ne trouvait plus de places, où le contrôle, débordé, refusait les personnes qui avaient les leurs. Henri Sauget venait de partir, furieux. Il emportait sa partition d’orchestre. Il refusait que les Forains se jouassent. La salle était comble et bien nerveuse. Le jeune Homme et la Mort passait en troisième. Le décor des toitures présente une difficulté dont un spectacle de ballets n’a pas l’habitude. Les machinistes continuaient la manœuvre, Boris ordonna d’éteindre la salle. L’orchestre attaqua. Dès les premières qu’un calme extraordinaire se répandait partout. L’ombre des coulisses, pleines de courses, d’ordres criés, d’habitudes fébriles (car il faut costumer la Mort en une minute), était moins hagarde qu’on ne pouvait le craindre. Soudain, je vis Boris, la figure à l’envers. Il me chuchota : « Il n’y a pas assez de musique ! ». C’était le danger de notre tentative. Nous criâmes aux artistes de hâter le rythme. Ils ne nous entendaient plus.
      « Le miracle est que Boris se trompait, que la musique était assez longue et que nos interprètes quittèrent la scène sur les derniers accords. Je leur avais recommandé de ne pas saluer au rappel et de poursuivre leur course de somnambules. Ils ne descendirent des praticables qu’au troisième rideau. Et c’est au quatrième que nous comprîmes que la salle sortait d’une hypnose. Je me retrouvai sur la scène, entraîné par mes danseurs, en face de cette salle brusquement réveillée et qui nous réveillait de son tumulte. J’insiste bien sur le fait que si je raconte ce succès, il ne s’agit pas d’une satisfaction que j’en éprouve, mais de cette figure que toute poète, jeune ou vieux, beau ou laid, tâche de substituer à la sienne et charge de l’embellir. Ajouterai-je qu’une minute de contact entre une salle et une œuvre supprime momentanément l’espace qui nous sépare d’autrui ? Ce phénomène, qui regroupe les électricités les plus contradictoires au bout de quelque pointe, nous permet de vivre dans un monde où le cérémonial de la politesse arrive seul à nous donner le change sur l’écœurante solitude de l’être humain.
      « Un ballet possède, en outre, ce privilège, de parler toutes les langues et de supprimer la barrière entre nous et ceux qui parlent celles que nous ne parlons pas. Ce soir on me transporte de ma campagne dans ces coulisses où je surveillerai la deuxième représentation. Je me propose d’écrire, au retour, si le contact cesse ou s’il continue. Je rentre du théâtre des Champs-Élysées. Notre ballet a retrouvé le même accueil. Peut-être nos danseurs avaient-ils moins de fougue, mais ils exécutaient dans leurs danses avec une précision plus grande. Du reste, la beauté du spectacle saute la rampe, quoi qu’il advienne, et l’atmosphère générale est une figure de moi, de ma fable, de mes mythes, une paraphrase involontaire du Sang d’un poèteSeulement, d’invisible, cette atmosphère est devenue visible. C’est ce qui se passe pour La belle et la bête. Sans doute ai-je moins de maladresse à manier mon arme, moins de hâte dans le tir. Toujours est-il que j’y récolte ce que je ne parviens pas à récolter jadis par l’entremise d’œuvres plus dignes d’émouvoir. Je suppose que ces œuvres agissent en silence et rendent, sans qu’il le sache, le public plus apte à comprendre ce qui en sort. C’est ainsi que nombre de gens que j’avais changé des passages dans Les Parents terribles, en 1946, alors que la pièce est la même qu’en 1939, qu’eux ont changé, mais qu’ils mettent leur changement sur le compte d’un remaniement du texte.
      « Ce soir, l’orchestre était en avance. Il tombait donc sur d’autres gesticulations. La chambre s’envola en retard, laissant M. Babilée pendu à sa poutre. Cela produisit une beauté nouvelle. L’entrée de la Mort en devint encore plus surprenante. Le Jeune Homme et la Mort, est-ce un ballet ? Non. C’est un mimodrame où la pantomime exagère son style jusqu’à celui de la danse. C’est une pièce muette où je m’efforce de communiquer aux gestes le relief des mots et des cris. C’est la parole traduite dans le langage corporel. Ce sont des monologues et des dialogues qui usent des mêmes vocables que la peinture, la sculpture et la musique.
      « Quand cesserai-je, à propos de cette œuvre ou d’une autre, de lire l’éloge de ma lucidité ? Qu’imaginent nos critiques ? J’ai la tête confuse et l’instinct vif. Voilà mon usine. On y travaille la nuit, toutes lampes éteintes. C’est à tâtons que je m’y débrouille comme je peux. Qu’ils prennent l’obsession du travail, la hantise du travail, c’est-à-dire d’un travail qui ne se soucie plus une seconde de ce qu’il fabrique, pour de la lucidité, pour le contrôle de cette usine par un œil auquel rien n’échappe, cela prouve une erreur de base, un très grave divorce entre la critique et le poète. Car il ne naîtrait que du sec de cet œil du maître. D’où viendrait le drame ? D’où le songe ? D’où cette ombre qu’ils estiment être la magie ?
      « Il n’y a ni magie, ni œil du maître. Seulement beaucoup d’amour et de beaucoup de travail. Sur ce point de l’âme ils trébuchent, accoutumés qu’ils sont, d’une part au métronome de Voltaire, d’autre part à la baguette de coudrier de Rousseau. Peut-être l’obscur équilibre entre ces extrêmes est-il la conquête de l’esprit moderne et faudrait-il que les critiques en explorant la zone, en visitant la mine, en admissent l’inconnu. 
(extrait de Jean Cocteau, Arguments chorégraphiques, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard)             

La mémoire des failles

Ce sont choses faciles, ce sont choses simples : un air de sirop, des paroles pour sauter les ruisseaux, un arrangement très années quatre-vingt (vingt ici est un ordinal, donc il ne prend pas l's, non ?), la belle tête patriarcale de Jean Marais, et l'affaire est faite (et fête)

samedi 5 octobre 2013

Invitation au château

En matière de décoration d'intérieur, on est Garcia ou l'on est Starck, mais l'on ne saurait être l'un et l'autre, ni, certes, tantôt l'un et tantôt l'autre, et non pas l'un ou l'autre et les deux à la fois ! Quant à moi, je suis Garcia. M. Starck m'ennuie : je trouve que son travail a nui au Meurice, rue de Rivoli.
Mais Jacques Garcia ne me lasse nullement. Il aime l'or et les tentures en lourd velours rouge sombre, il a le goût excessif, et s'arrête au moment où commence le mauvais goût. Il faut absolument rendre visite au château du Champs de Bataille (XVIIe et XVIIIe siècles), dont il est devenu le propriétaire en 1992 : à force de volonté, d'acquisitions, d'investissements, il a donné à ce lieu non pas une nouvelle vie, mais une autre vie : le mobilier, les diverses collections qui le peuplent, révèlent justement l'esprit de curiosité et la patience du personnage. Ses jardins sont désormais classés.
Garcia a cette formule, qui tient de la profession de foi : « Je ne possède ni yacht, ni Rolls, tout ce que je gagne, je l'investis dans mon château, et je le montre au public. ». Il jouit des choses et accorde à ses contemporains le droit d'en jouir également.



Sur la décoration et surtout sur Mario Praz, on lira Le décor d'une vie -2-

jeudi 26 septembre 2013

« Leur Pépette »


Quand le mère de Fiona "gardait espoir" devant... par LeHuffPost

Tout peut être dit, et son contraire, au sujet de cette femme, qui a prétendu, le 12 mai dernier, que sa fille, Fiona, avait disparu. Elle déclara ceci : se trouvant avec Fiona dans le parc de Montjuzet, à Clermont-Ferrand, elle s'endormit ; à son réveil, ne trouvant pas l'enfant, elle la chercha en vain. Alors, elle alerta la police… Des comités de bénévoles se formèrent immédiatement, afin de battre la campagne et de repérer un éventuel ravisseur. La jeune femme, en larmes, fut l'objet de toutes les attentions et de tous les apitoiements. Son compagnon, Berkane Maklouf, demanda qu'on les laissât respirer, qu'on leur permît de « se reconstruire » et suggéra aux photographes et autres journalistes, qui cernaient nuit et jour le domicile du couple, de distribuer des portrait de la disparue, afin de les aider à retrouver « leur Pépette » :



Mais hier, on a su que cette parade sociale dissimulait une terrible réalité : Fiona était morte sous les coups, peut-être, ou en s'étouffant… Les policiers se doutaient de quelque chose, mais progressaient en silence.
Ce qui est proprement fascinant, et redoutable, c'est la capacité de cette personne (et du couple qu'elle forme avec son compagnon) à recouvrir les faits, qu'elle connaissait parfaitement, d'une sorte de nappe d'oubli. Pendant quatre mois, elle joua, avec la sureté d'une comédienne rompue à tous les emplois, une mère de famille tantôt accablée par le destin, tantôt épuisée de chagrin. Devint-elle, à force de duplicité, la dupe d'elle-même, ou, plus prosaïquement, par exemple, a-t-elle agi ainsi par crainte des réactions de son ami, sous la contrainte ? Ces deux-là ont-ils imaginé qu'ils étaient, dans une vie parallèle à celle de la société, des êtres que la tragédie frappaient en leur arrachant, à elle, l'enfant qu'elle avait portée, à lui, la fille de sa compagne, qui allait bientôt être la mère de son propre enfant, puisque la jeune femme est enceinte.
Après une journée et une soirée d'un interrogatoire serré, la femme reconnut que Fiona était morte, qu'ils l'avaient enterrée dans les bois. Elle dénonça l'homme comme le coupable. La fiction étant abolie, il ne restait que deux individus.
Bien sûr, en écrivant cela, j'omets volontairement la description de ces deux personnages, de ces deux misérables, qui pourraient être le reflet double de l'état de notre société, mais j'admets l'infinie complexité des êtres et des actes qu'ils commettent.
Nous sommes très loin de la duplicité florentine et des décors somptueux dans lesquels elle développait ses intrigues, mais elle aussi, elle surtout, imaginait et commanditait les crimes les plus sanglants.

On lira Fatalité négative

mercredi 18 septembre 2013

Paris fut gris souris



   
En haut : Août 1949, avenue Montaigne, Paris : le mannequin Dorian Leigh (née Dorian Elisabeth Leigh Parker, 1917-2008) porte un manteau signé Christian Dior. On considère Dorian Leigh comme le premier Top model moderne. Et, en effet, elle possède cette sorte de distance dans le regard, de froideur aimable, qui signale tout à la fois un engagement total sous l'œil du photographe, une lucidité exigeante, et un contrôle constant de ses postures comme de sa physionomie. Elle est en représentation, mais elle n'est pas toute entière là ! D'une intelligence très supérieure à la moyenne, brillante même, elle eut une vie d'audace et d'aventure. Elle aurait inspiré au grand Truman Capote le personnage de Holly Golightly dans Déjeuner chez Tiffany. Plus tard, elle ouvrit, à Paris, une agence de mannequin, profession où son œil exercé lui permit, par exemple, de révéler, parmi d'autres visages, celui de la célèbre Twiggy, star de la mode dans les années soixante et soixante-dix. Mariée quatre ou cinq fois, animatrice de la dolce vita, incarnation du glamour, traînant tous les cœurs et les corps après elle, Dorian Leigh ne fut nullement épargnée par le chagrin. Son fils, victime de la drogue, se suicida. Au terme d'une longue crise morale, et surmontant les épreuves, l'âge venant, elle trouva un vrai réconfort dans la personne du Christ. Si l'on sait l'anglais, on lira son autobiographie : The girl who had everything (La fille qui avait tout, voir photo plus bas), sous-titré The story of Fire and ice girl (L'histoire de la fille du feu et de la glace). Ce sous-titre rappelait qu'elle avait posé devant l'objectif de Richard Avedon, en 1952, pour une publicité qui fit grand bruit, en faveur du parfum Le feu et la glace (voir photo plus bas). Elle était accompagnée d'un questionnaire à l'adresse des femmes, destiné à leur faire connaître la réponse à la grave interrogation suivante : « Êtes-vous faite pour le parfum Le feu et la glace ? ». Parmi les questions, on trouvait ceci : « Avez-vous déjà dansé après avoir retiré vos chaussures. » ; « Espérez-vous secrètement que le prochain homme que vous rencontrerez sera un psychiatre ? » ; « La musique tzigane vous rend-elle triste ? » ; « Fermez-vous les yeux lorsque vous embrassez ? » ; « La zibeline vous excite-t-elle, même portée par une autre femme ?»…  Si l' on répondait au moins neuf fois par l'affirmative, on était une femme « Ice and fire » ! Heureuse époque ! Sa sœur, Susy Parker, mannequin elle aussi, fit une belle carrière cinématographique. (Don des parfums Nina Ricci, © The Richard Avedon Foundation).

Ci-dessus : Août 1947, Place de la Concorde, Paris : Renée, premier mannequin de la maison, porte un ensemble de la collection New Look, de Christian Dior. Veste courte cintrée, épaules adoucies, « attendries » (la langueur Dior), jupe très ample, coupée nettement sous les genoux (la longueur Dior) : la mode selon Dior environne la silhouette féminine d'un abondant et luxueux tissus. Il revient à la femme d'animer cette profusion : elle donne vie, par sa grâce et sa légèreté, au fameux « appareil ondoyant », que Baudelaire évoquait. (Don des parfums Nina Ricci, © The Richard Avedon Foundation).




























On consultera aussi Madame GrèsLe tremblant des vitrinesLes dames dans la vitrine 1VitrinesLe don d'AvedonObsessed by Auermann -1-Obsessed by Auermann -2-Obsessed by Auermann -4-Obsessed by Auermann -5-Mad about MagooAddicted to…En vitrine

mercredi 4 septembre 2013

Le dernier français éteindra la lumière

Il s'appelle Arnaud Fleurent-Didier, et doit avoir une trentaine d'années. J'avais entendu sa chanson, intitulée France Culture, il y a quelque temps déjà, une chanson triste comme une génération mollement sacrifiée. J'ai l'impression qu'elle dit, sur un ton de banalité morne, des choses intéressantes…

lundi 2 septembre 2013

Bruissement

Dans un recueil de « tout et de rien », intitulé La suite dans les idées, de Pierre Drieu la Rochelle, un homme, penché sur une femme endormie, entend « le bruissement du songe que fait une paisible foule en marche : son sang. ».
























Dessin de Steinlen

Sur Drieu-la-Rochelle : Le choix d'un frère,  Drieu via Visconti, Joël H. via Guidoni - 
La belle argentine et l'homme perduTanya from Russia, America and Paris, L'amour aux enchères,
Arnaud Le Guern fait valser DD, Fin de partie 2 – Avec amitiéUn salut amical suivi d'une notule pleine de mauvais esprit

vendredi 30 août 2013

Gregory « Cool » Porter

Entre jazz et soul, entre musique d'église et musique de club, voici le plus récent talent authentique, venu des USA : Gregory Porter. Sa carrure et sa vivacité le désignèrent pour jouer au football américain. Mais sa vocation était ailleurs ; il la tient sans doute de sa mère, pasteur, et de ses fidèles, qui louent Jesus en chantant, à la façon d'un chœur au rythme impeccable. Dans Be good, il est question d'un lion en cage et d'une femme, qui tourne en dansant autour de la cage où il se tient. Elle se méfie des hommes, aussi dangereux que les lions. Elle se méfie de l'amour, sans doute. Peut-elle être bienveillante avec les lions ?
Belle vidéo !
Note : la chemise très ouvragée, d'un rose d'attendrissement, relève du plus pur kitsch des années soixante-dix.



Et encore 1960 What ?  Il est question d'une certaine année de la décennie 1960, et d'un homme qui fut tué au Lorraine motel, à Memphis, Tennessee. L'homme se nommait Martin Luther King. Son rêve est devenu fameux.
On sera sensible à la belle montée des cuivres, au début, et à la tonalité très Miles Davis par instant.

▶ Gregory Porter - 1960 What? - Official Music Video (Jazz, Soul Music) - YouTube

On entendra, si on le veut, Piano tristeEvans for everLa nuit 8La nuit 7La nuit 6La nuit 5La nuit 4 et toutes les nuits de la rubrique A man and his music, car on y retrouve Ava Gardner et Franck « The Voice » Sinatra

jeudi 22 août 2013

Lubie

Montaigne, lancé sur les chemins, se préoccupait de trouver toujours du neuf, laissant derrière lui ce qu'il avait trop vu. Mais peut-on connaître ce que l'on cherche, quand on sait ce que l'on fuit ? Quant à moi, je n'aime rien tant qu'imaginer ce que je suis presque certain de trouver ailleurs, et je ressens comme une heureuse surprise le simple fait d'éprouver ce que j'avais pressenti.
Cela dit, il se fait une lente érosion des formes de la vieille Europe. On dirait que son passé, lointain ou proche, l'encombre. Ainsi Budapest, qui, au train où y vont les choses, ne se ressemblera tantôt plus.

Elle était belle et souple, et venait de Nubie,
La tenant dans ses bras, il serrait sa lubie. 
Un matin, cependant, revint sa danubienne ;
Il se fit aimer d'elle, et garda sa nubienne.

















Ci-dessus, le pont dit des Chaînes, (Széchenyil Lánchid), Budapest. 

Je souhaite vivement à cette ville admirable de se ressaisir, et de trouver sa place dans la vieille Europe. Je vois peser sur elle deux menaces : le nationalisme agressif et l'américanisation accélérée de son mode de vie. En outre, il n'est pas anodin qu'elle soit devenue la capitale de la pornographie et de la prostitution. Les très belles hongroises ne sauraient se satisfaire d'être l'objet d'un marketing sexuel, à la fois vil et « ultralibéral ».
L'Europe possède une réserve culturelle, qu'elle s'acharne, actuellement, non pas à épuiser, mais à enfouir. 

dimanche 4 août 2013

C'est mieux à deux



Françoise Hardy dit elle-même qu'elle réalisa un souhait ancien, un « fantasme » précise-t-elle, en enregistrant cette chanson avec Julio Iglesias. Ainsi adoubé par la grande Hardy, Iglesias, snobé par le public habituel de la chanteuse et par les critiques « sérieux », gagna d'un seul coup plusieurs rangs de réputation. Henri Salvador ne s'y trompait pas, qui favorisa la constitution de ce duo. Julio a démontré depuis longtemps qu'il n'est pas qu'un roucouleur, un représentant en sucreries. Au reste, c'est un périlleux exercice que celui de roucouler sans être grotesque.

À la demande générale de Nuageneuf (voir son message), c'est avec plaisir et ravissement que nous vous offrons ce superbe moment « latino-crooner »



Et, puisque la nuit n'en finit plus, je dédie aux mains qui se croisent et aux corps qui se frôlent, cet autre enchantement :



On consultera, pour Iglesias : Julio l'américainLa querelle du tangoVue de dosOn prend la routeLe bout de la route
Et pour Françoise H. : Une sorte de grâceComme un adieu dans une langue oubliée, lady Dali et l'HardyMélancouler avant de sombrer
Relativement à Diana Krall et à quelques belles femmes du jazz, on aimera Lady D. and other Piano triste(A)vœux 3

lundi 15 juillet 2013

Professeur de mélancolie



Elle a tout dit de ce qu'elle voulut qu'on retînt d'elle. Elle l'a dit dans ses chansons et dans ses « mémoires », Il était un piano noir. J'ai grandi avec elle, de l'adolescence à l'âge de déraison, je l'ai applaudie sur de nombreuses scènes, à Paris. Je rentrai dans la nuit, souvent en longeant la Seine, la tête pleine de ses amours mortes. Elle fut, avec quelques autres, mon professeur de mélancolie.

Note : on entendra avec plaisir la belle adaptation radiophonique que France culture a fait du livre Il était un piano noir. L'affaire, qui a commencé la semaine dernière, se poursuit jusqu'à vendredi. On peut évidemment écouter, voir podecaster, les émissions passées, en se rendant sur le site de la station.

samedi 6 juillet 2013

Arthur R., clandestin sur la terre


LEO FERRE - On n'est pas sérieux quand on a 17... par l0ve_0n_the_beat

Dix-sept ans ! Un garçon, un rustre, brutal, grossier, avec des diamants dans la bouche, un voyou, un hirsute des barrières, un piéton cérébral qui ne cessa pas de marcher… Un récalcitrant fuyant son ombre, sans passé, un marchand, un trafiquant, furieux d'avoir été roulé, réclamant son dû, âpre au gain, les reins brisés par une ceinture pleine d'or, qu'il ne quittait jamais. Un géographe silencieux, prompt à la colère, méfiant, un cavalier au corps sec et noueux, lancé sur les pistes de cailloux et de sable. À la fin, rongé par une tumeur osseuse qui lui dévorait la jambe, traversant le désert sur une litière, à dos d'homme, souffrant le martyr pendant la traversée jusqu'à Marseille. La lente agonie, les chairs torturées, des rêves de ciel de plomb et de pistes brûlées par le soleil, les dernières paroles de Rimbaud l'Abyssin pour organiser la caravane, et les ordres d'embarquement.
Il n'y eut pas deux Rimbaud, mais un seul, de son pays de pluie jusqu'aux dunes mouvantes, un seul Arthur R., passager clandestin sur la terre.

Sur Arthur, on lira  caravanier

lundi 17 juin 2013

Un moment d'égarement





















Il y a quelque temps de cela, j'avais imaginé les aventures, parfois licencieuses, de ma cousine Émilie (on trouvera l'ensemble de ces textes ainsi que les réponses et interventions de ma cousine et des lectrices de ce blogue sous la rubrique La marquise perd le nord et le sud. Voici, sous la forme d'une lettre, le récit que m'adressa mon ami Edouard de G., à propos de cette adorable parente, dont il fit la connaissance chez moi, au cours d'un souper fin.


(Émilie vient de sonner à la porte de l'appartement qu'occupe Edouard)

« Elle entra, je lui dis :
– Vous avez bien fait de venir.
– Non, je ne le crois pas. D’ailleurs, je ne reste pas.
– Dans ces conditions, asseyez-vous !
– Merci !
Elle retira ses gants. Elle prit place sur un fauteuil, s’y tenant bien droite et sans croiser les jambes.
Je lui offris de prendre une collation. Elle refusa, précisant :
– J’ai vraiment eu tort de venir !
– Pourquoi donc ?
– Parce que je sens…
– Que sentez-vous ?
– … que je vais rester !
À partir de ce moment, tout alla très vite. Elle n’osait pas me regarder franchement, elle «circulait» entre les objets, les meuble et les tableaux. De mon côté, je ne la quittais pas des yeux.
– C’est donc ici que vous entraînez vos proies ?
– Mes proies ?
– Vous comprenez fort bien ce que je veux dire.
– Peut-être désignez-vous par ce mot les jolies femmes qui consentent à me rendre visite ?
– Précisément !
– Elles viennent de leur plein gré.
– Oui, enfin c’est ici que… vous les consommez ?
– Non.
– Comment non ?
– Eh bien, cela ne se passe pas dans cette pièce, mais dans cette autre.
– Que vous êtes bête ! je sens que que je vais m’en aller.
– J’aimerais mieux que vous sentiez que vous allez partir.
Elle pâlit, elle rosit, elle rougit. Puis elle rit :
– Goujat ! D’ailleurs, prouvez-moi que vous êtes capable de me faire partir, avant que ne me prenne l’envie de m’en aller. 
– Vraiment ?
– Puisque je vous le dis !
Il y eut un silence. 
– Mais, si je veux partir, dois-je entrer là (elle montrait la chambre) ?
– En effet. ! Et moi ici (je désignais une partie de son anatomie) ! 
– Goujat ! 
– Vous l’avez déjà dit ! Allons-y de conserve. Je vous précède.
– Non, vous me suivez. 
Et elle entra dans la chambre…
Par la suite, nous eûmes de brefs échanges. Je me souviens en particulier de celui-ci :
– Aaaaaaaaaaaaaaaaaaaah, je sens que je pars !
– Oooooooooooooooooh je sens que je viens !
Galant homme jusqu’au déduit, je m’inquiétai :
– Puis-je rester ?
– Ouiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii !
– Ahhhhhhhhhhhh, je pars !
– Oooooooooooooh, je reste !

« Voilà, mon cher Patrick, le récit que je voulais te faire de la visite que me rendit « contre son gré » ton adorable cousine. 
Je suis ton ami pour le reste de ma vie, et j’espère vivement que tu me présenteras quelques autres de tes délicieuses cousines .
Edouard.
Note : j'ai pris, à l'insu de ta cousine, quelques photographies de nos ébats. Elle a un teint de porcelaine, et son corps a la souplesse du caoutchouc. Elle gémit adorablement, elle geint superbement. Entre mes mains, elle fut comme l'eau vive, et je m'épuisai à la poursuivre. Mais quel voyage ! »

Illustration : ma cousine, encore jeune, se distrait de son ennui provincial avec un jeu de bouche bien innocent… (dessin de Charles Chaplin, 1825-1891)