Violence et passion de marbre
Qu'attendait donc des hommes cette créature hybride, femme et magicienne, princesse d'origine divine, vouée aux excès de l'amour, de la peur ?
Elle incarne le scandale, le crime, la passion, l'étrangeté, même, et l'éternelle fuite. Accomplit-elle, par sa fureur, la volonté des dieux aveugles, la folie des créatures fourbes, la névrose d'un esprit vacillant ? Sacrifie-t-elle plus qu'elle n'assassine réellement ?
Il est vrai, si l'on en croit Euripide, qu'elle ne tue pas ses propres enfants «de sang froid» et dans un éclair qui l'aveugle. Elle paraît presque hésiter, elle s'interroge, alors que les athéniennes la pressent :
«C'est donc en vain, mes petits, que je vous ai élevés, en vain que j'ai souffert et que j'ai été déchirée de douleurs dans les épreuves de l'enfantement. Ah! je l'atteste, infortunée ! Jadis, je mettais en vous bien des espoirs : que vous nourririez ma vieillesse ; morte, que vous m'enseveliriez pieusement, sort envié des humains ! À présent, c'en est fait de cette douce pensée. Sevrée de vous, je traînerai une vie de peine et de chagrin. Et vous, plus jamais vos chers yeux ne verront votre mère, vous serez partis pour une autre existence. Las! Las! Pourquoi tourner vers moi le regard, mes enfants ? Pourquoi m'adressez-vous ce suprême sourire ? Ah! que faire ? Le coeur me manque, femmes, devant l'oeil radieux de ces enfants.»
Euripide, Médée, v. 1029-1039
Je ne me prononcerai pas sur la responsabilité vraie de Médée, sur sa culpabilité, je me contenterai de constater que tout cela n'est que cris, sang, foutre, chair, orgasmes, volupté, effroi et dépeçages. Toutes choses qu'une société honnête dissimule, qu'un monde aussi corseté, aussi «bourgeois» que la France du «stupide XIXe siècle» ne saurait reconnaître et moins encore exposer ! Mais il suffit d'ouvrir les yeux, dans la paix et l'harmonie du jardin des Tuileries, pour s'apercevoir que les artistes ont su parfaitement déjouer les pièges de la censure, qu'on imaginera aisément très molle sinon aveugle.
Cela démontre au moins une chose : il fut un temps où l'on acceptait volontiers les représentations extrêmes du corps humain, où les familles passaient devant le scandale et le trouvaient admirables…
Paul Gasq (1860-1944), Médée, marbre, 1893-1896, placée au jardin des Tuileries en 1904. (Médée brandit un poignard, en partie brisé).
Photographies © PM.
7 commentaires:
Patrick, soyez indulgent envers cette pauvre Médée, qui n'est que la projection de son créateur. Le portrait n'est certes pas tendre ! Femme trahie, meurtrie et meurtrière vengeresse, infanticide..
Cette sculpture est magnifique, la nudité des corps renforce l'expression des visages, la terreur et l'incompréhension de l'innocence face à la folle détermination des passions adultes.
Salut Patrick ! I agree with The Fabulous Corinne:" Cette sculpture est magnifique, la nudité des corps renforce l'expression des visages,"..
Chère Corinne, je suis plein d'indulgence pour cette furie ! Et je suis rempli d'admiration pour la statue qui la représente. J'aime beaucoup le paradoxe qui permet l'exposition publique d'une scène d'infanticide. Je crois qu'il y a quelque chose de fort, dans la représentation du crime et sa proximité avec les familles endimanchées. Je pense que notre rapport avec la statuaire, avec le «beau», avec l'art, a subi de grandes modifications. Nous ne tolérons plus que des relations «ludiques» avec l'art : il doit distraire notre regard, ou bien le «choquer», mais à la manière d'une provocation subventionnée. Ceux qui nous ont précédés, ont abondamment démontré qu'on pouvait aller très loin, sans en avoir l'air…
Tanya, sweet american dream, you comprenez parfaitement le français ! Ici, Corinne et moi, nous adorons votre fantaisie érotique et votre jolie mélancolie. So long, Lady T !
"Aller très loin sans en avoir l'air" : vous avez mille fois raison Patrick, apprivoiser le regard en beauté pour transmettre un message, tellement plus efficace que de le détourner sur le laid, où jamais il ne s'attarde ! Il s'arrête en surface et passe à autre chose. Alors qu'on a envie de visiter les courbes, scruter les visages, suivre la main de l'artiste dans les ombres mystérieuses et glisser le long des lignes voluptueuses.. soudain on découvre un regard, un visage, si pleins de sens que l'ensemble de l'oeuvre nous est alors saisissable, elle nous parle, hurle même parfois, et laissera à jamais en nous sa trace, à la fois terrible et gracieuse.
Corinne, voyez ce que je vous adresse dans le fil de votre article «Corinne à Ravenne 2». Nous reviendrons sur ce sujet. Mille fois merci de votre attention et de votre talentueuse implication.
je me rappelle, vers le milieu des années 70 (soupir), encore enfant (re-soupir), lors d'une promenade à Paris avec mes soeurs et mes parents, être rentré sous un chapiteau dressé dans le jardin des Tuileries côté rue de Rivoli pour y voir Ruy Blas. On chuchotait à l'entrée que la fille de Gerard Philippe faisait partie de la troupe.
L'écho des voix des comédiens disant Hugo m'emeut encore.
Le jardin des Tuileries fait partie de ces lieux qui me font regretter Paris.
Bonjour, Pierre !
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