Pédaler pour la FranceLaurent Fignon est mort. Il aimait la course cycliste, les sciences exactes et la littérature. À sa manière, il a signalé, moins évidemment que Jacques Anquetil, une forme de dandysme chez les grands routiers. Très perspicace, ironique, d'une franchise parfois brutale, il a gagné autant grâce à sa tête que grâce à ses jambes. Excellent grimpeur, il roulait moins aisément que les athlètes, tel Greg LeMond (champion de triathlètisme), qui remporta le tour de France, en 1989, après une course contre la montre palpitante : 50 secondes séparaient LeMond de Fignon, au profit de ce dernier, avant l'ultime course contre la montre, entre Versailles et les Champs-Élysées. À l'arrivée, l'américain avait 8 secondes d'avance ! Jamais un si faible chrono n'avait départagé les deux premiers du Tour. En forme d'hommage, je reprends ici un des premiers textes de ce blogue, d'une séquence consacrée au tour de France. On me pardonnera cette auto-citation.
Anquetil : pédaler moins pour gagner plus
Le coup de pédale, «c'est l'homme même». Sur un plat, dans une côte légère, dans l'escalade du Tourmalet ou dans le plongeon vers le fond de la vallée, jusqu'à la manière de s'élancer dans un «contre la montre», chacun adopte une position qui lui est propre, combine des postures, les alterne et compose ainsi des figures remarquables. Chez les Italiens, Fausto Coppi, « il campionissimmo», n’eut pas d’égal. Sa séduction, sa «manière», tout en lui le séparait des autres. Mais celui qui parvint, chez les Français, à obtenir le meilleur coefficient de pénétration dans l’air, celui-là se nommait Jacques Anquetil (1934-1987). Toujours, il démontra un courage discret, une aisance de danseur. Il a incarné la recherche de l’effort minimal, et, comme nul autre, l’insupportable facilité d’être champion cycliste. Avec cela, son pouls, au repos, battait à quarante pulsations par minute, à soixante-dix en plein effort. Agaçant ! Quant à sa diététique, elle lui était inspirée par Gargantua. Irritant !
Il s'avança, tel un beau blond d'époque, mince comme un muscle profilé : un normand de terre et d’air, un viking policé. Ses victoires, il semblait les obtenir avec l'économie d'énergie des grands paresseux : «Je ne suis pas venu pour courir, simplement pour gagner. Mais je vous laisse, on m’attend.» Il faisait son «Maître Jacques» comme en se jouant, et, même quand il souffrait, il voulait qu’on prît ses grimaces pour des sourires. C’est pourquoi il ne fut pas tout à fait un héros absolu du tour de France. Avec cet elfe malicieux, le public, frustré, se plaignait de ne pas «voir le travail». Il était comme un costume futuriste, au tombé impeccable, mais dont on chercherait en vain les coutures. Il laissait dans son sillage princier la longue trace des courageux, des obstinés, des besogneux, des «forçats». Jacques Anquetil, seigneur simple, abolit tout effort inutile. Il ne ressemblait à personne, il n’eut pas de successeur. Longtemps après sa mort, on voulut nous révéler des choses cachées : je compris surtout qu'il aimait les femmes et que ces dernières ne détestaient pas lui faire plaisir. J'en conclus qu'il fut un heureux homme.
Je le vis, peu de temps avant sa mort, dans un grand café de la rue Drouot. Il entra, accompagné de quelques amis. Applaudi par toute la salle, qui s'était levée, il répondit par un grand sourire de renard et un geste du bras. Après son décès, les patrons du lieu placèrent un poster, qui le représentait, derrière le bar. Ils ont vendu, la décoration a changé : ni le personnel, ni les consommateurs, très «nouveaux parisiens», ne se soucient de Jacques Anquetil.
Photographies X, droits réservés : ci-dessous, Laurent Fignon s'échappe, laissant derrière lui Greg LeMond ; en haut, Jacques Anquetil