jeudi 25 novembre 2010
Poésie dans la langue du bourreau
Jean-Michel Théaux est arrivé ici, un beau jour. Il est revenu. Nous aimons sa présence amicale, chaleureuse, sa fine connaissance de la poésie et des poètes, son blogue raffiné http://nuageneuf.over-blog.com/. Il nous invite à découvrir Paul Celan.
Honorer l’anniversaire de Paul Celan, né un 23 novembre il y a 90 ans, représente une impérieuse nécessité. En mémoire des tragédies du XXe siècle, dont le poète fut le témoin et la victime. Comme acte de révolte aussi, face aux barbaries qui s’installent sous nos yeux.
Dans la tradition juive, l’être humain se définit par ses relations avec les autres, une vie se mesurant ainsi à l’aune d’une autre vie. Paul Celan a remplacé le vide que les absents assassinés ont laissé par des poèmes écrits au sang noir. Puis, il s’est noyé dans son époque : il se donne la mort à Paris, en se jetant dans la Seine, le 20 avril 1970. La nôtre, d'époque, peut se retrouver dans Celan.
L’oeuvre de Celan – majeure s’il en est – demeure une leçon de dignité autant que d’esthétique, tant il est vrai qu’il existe une éthique de l’esthétique.
Jean-Michel Théaux
Paul Celan (1920-1970)
Dans la vie, il était très aimable, avec un air mélancolique, l’air d’un homme qui se sait «de passage», avec cela d’une grande discrétion. Il enseigna l’art de la traduction de l’allemand, à l’École normale supérieure, de 1959 à 1970.
Né roumain et juif, à Czernowitz, dans la région de la Bucovine, Paul Antschel, ou Ancel selon la notation roumaine (qu’il «retourna» pour former son nom français, Celan) écrivait et parlait parfaitement le français. Cependant, il choisit délibérément, comme une sorte de défi nécessaire, de produire son œuvre poétique dans la langue allemande, celle des nazis, bourreaux de sa famille, des Juifs et des peuples d’Europe. Sa poésie, parfois énigmatique, serait-elle un effort considérable pour extraire du néant, pour renommer individuellement celles et ceux qui périrent en masse ?
«[…] je tiens à vous dire combien il est difficile pour un Juif d'écrire des poèmes en langue allemande. Quand mes poèmes paraîtront, ils aboutiront bien aussi en Allemagne et - permettez-moi d'évoquer cette chose terrible -, la main qui ouvrira mon livre aura peut-être serré la main de celui qui fut l'assassin de ma mère […] Et pire encore pourrait arriver […] Pourtant mon destin est celui-ci : d'avoir à écrire des poèmes en Allemand.» (1946).
On ne sait de quel pont il se jeta dans la Seine, pour s’y noyer ; il nous plaît d’imaginer que, dans sa profonde détresse, il choisit le pont Mirabeau, sous lequel
«Ni temps passé
Ni les Amours reviennent»
(Guillaume Apollinaire)
Quelques œuvres
La Rose de personne, traduction Martine Broda, José Corti, 2002
Pavot et mémoire, trad. Valérie Briet, Bourgois, « Détroits », 2001
Enclos du temps, trad. Martine Broda, Paris, Clivages, 1985
Poèmes, traduction André du Bouchet, Mercure de France, 1978, 1986.
Choix de poèmes, avec un dossier inédit de traductions revues par Paul Celan, textes réunis par Paul Celan, traduits et présentés par Jean-Pierre Lefebvre, Poésie/Gallimard, 1998
Paul Celan-Nelly Sachs, Correspondance, traduite par Mireille Gansel, Belin, L’extrême contemporain, 1999
Paul Celan / Gisèle Celan-Lestrange, Correspondance, éditée et commentée par Bertrand Badiou avec le concours d’Éric Celan, Le Seuil, La librairie du XXIe siècle, 2001.
Photographie, portrait de Paul Celan, DR
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8 commentaires:
Merci cher Patrick de rendre cet hommage à Paul Celan. Lui qui, pour nous, a tenté dire et nommer 'l'indicible", jusqu'au péril de sa vie.
Cher Jean-Michel, merci pour ce beau texte.
Roumain, juif et meurtri, quelque soit l'ordre d'importance dans lequel vous placez ces mots, vous ne pouviez que me toucher droit au coeur, surtout en ce moment. Je n'aurais pas su le faire.
La présence de la shoah est certes obsédante dans son oeuvre, mais il a répondu comme il fallait à Adorno. Oui, on peut encore faire de la poésie après Auschwitz sans la transformer en mausolée. C'est même recommandé pour que les assassins n'aient pas le dernier mot.
Quant à la langue allemande... depuis le moyen-âge, elle est celle qu'utilisaient les juifs austro-hongrois. Ils la préféraient aux idiômes locaux. Kafka n'a jamais écrit en tchèque. Suprême paradoxe n'est-ce pas, cet attachement à la culture des bourreaux ?
La Roumanie n'est une que depuis peu à l'echelle de l'histoire, elle fut longtemps écartelée entre les empires. Ses juifs (la troisième comunauté d'Europe) y parlaient allemands ou yiddish en Moldavie, roumain bien sûr, mais ils ont tous contribué à leur façon à construire ce pays qu'ils aimaient. L'émigration fut souvent pour eux un long calvaire. On n'emporte pas sa tara (patrie) à la terre de ses souliers... Prononcer tsara, comme Tristan.
Voilà ce qu'en disait Liviu Rebreanu (outre "nous sommes un peuple ancien à l'âme adolescente"), «Les Roumains font des efforts colossaux pour oublier qu’ils sont Roumains. Ils modifient leurs noms pour donner l’impression qu’ils sont francisés et se donnent toutes les peines du monde pour devenir plus Parisiens que les Parisiens. Il n’y a que nos juifs qui se contentent d’être Roumains et revendiquent avec fierté cette qualité ».
L'amour de leur pays, spécificité des juifs roumains ou français, qu'on ne retrouvera pas, mais alors pas du tout, chez les juifs polonais. Allez savoir pourquoi...
Pour les 400 000 juifs roumains partis en fumée, mes grands-parents, mes oncles, mes tantes, leurs amis, leurs voisins, leurs shtetls engloutis, cette plaie ouverte que nous gardons au coeur
"Un homme habite la maison, tes cheveux d'or Margarete,
tes cheveux de cendre Sulamit
Il joue avec les serpents, il crie jouez plus douce la mort
La mort est un maître venu d'Allemagne
Il crie plus sombres les violons et alors vous monterez en fumée dans l'air
Alors vous aurez une tombe dans les nuages où l'on gît non serré"
Multumesc din suflet. A fost emotionant.
On sent Nadia fortement émue. Merci infiniment, Jean-Michel.
Tous les garçons n'est pas un blogue si vain que cela !
Je vous salue tous deux, et je pense aux ombres qui hantent l'Europe.
« Cette plaie ouverte que nous gardons au cœur », chère Nadia, ne nous quitte pas une seconde. C’est ainsi que nous sommes faits. Etre juif, c’est quoi ? Quand personne ne me le demande, je sais ce que c’est. Dès qu’il s’agit de l’expliquer, je ne sais plus rien.
Pourquoi vos grands-parents, vos oncles et tantes sont-ils les miens ? Pourquoi mes grands-parents, mes oncles et tantes sont-ils tout autant les vôtres ? Pourquoi nous habitent-ils en permanence, jusque dans nos rêves et nos cauchemars ? Pourquoi nous rebellons-nous en silence, sans cesse, sans cesse ?
Voyez simplement Elie Wiesel. On l’imagina un peu soulagé il y a deux ans quand il donna Le cas Sonderberg. Coquetterie, esquive. Sa dernière livraison nous rappelle le tourment qui ne le quitte pas, intact. Et je pourrai vous donner cent exemples à l’identique.
Oui Nadia, je le crois, nous les rejoindrons tous, enfin sereins, dans cette tombe dans les nuages où l’on n’est pas serré/ wir schaufeln ein Grab in den Lüften da liegt man nicht eng.
ps : vous trouverez sur nuageneuf de nombreux poèmes de Paul Celan ainsi que des liens divers.
Je sais, Jean-Michel, je m'invite souvent chez vous.
Merci aussi à Patrick, le plus délicat des hôtes.
Être juif, c'est quoi ? Ce n'est pas une race, pas un gêne, pas une religion, pas un pays, pas une histoire, pas un requiem pour un massacre non plus, rien de tout cela ne me convient, mais c'est plus fort que tout le reste aussi et cela nous maintient en vie parce qu'il le faut bien.
Te pupam
Oui, Nadia, ce que vous exprimez fait écho en moi.
Et votre signature est très émouvante. Merci d'avoir osé ces mots chaleureux et confiants.
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Patrick est un hôte d'exception, vibrant, il a le coeur à déceler - "et dé-celer " - les fêlures les plus imperceptibles.
Bon week-end à vous deux. Soyez préservés.
Ô combien. Il ferait un juif des plus convenables.
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