mercredi 22 février 2012

Tranche de vie - 2
























Les animaux l'ont dans le culte !

Qu'un Dieu sanguinaire conduise ma main quand elle tient le grand couteau du sacrificateur, et qu'il me guide jusqu'à la grosse veine chaude d'où jaillira le bouillon ensanglanté, par quoi j'honorerai mon seigneur et maître. Ah que j'aime ce moment où mon Dieu de colère me commande de laisser venir à lui ces tendres agneaux, ces gros taureaux, ces chèvres naines au museau de mousse ! J'obéis ! Il est la loi. Je coupe, je taille, je cisaille aussi. Le fil de ma lame glisse sur la chair offerte des cous qui se tendent. Le sang jaillit, éclabousse l'air, colore le sol, les instruments, les tabliers. La mort est lente, la vie résiste, signale sa persistance par de brusques saccades. J'accomplis les commandements que des hommes enténébrés ont cru tenir du Ciel. Et par ses soubresauts, l'animal semble me dire toute sa joie de souffrir pour apaiser un peu mon Dieu irascible. Il crierait de plaisir, mais comment pourrait-il seulement gémir, puisque je lui ai tranché la gorge ! Ses spasmes sont un langage, une offrande, un consentement muet à mon rituel.  Son martyr est mon salut, il trace sur le sol la piste qui conduit à ma rédemption. Je te salue, Seigneur inapaisé ! Par les plaies que j'ouvre en ton nom, j'alimente le fleuve de sang que tu me réclames et qui jamais ne doit s'assécher.  
Viens mon agneau, viens mon innocent, rassemble-toi avec tes frères, tourne ton regard effaré vers celui qui pend, accroché par une patte à un croc mobile, et s'éloigne, assailli de hoquets d'hémoglobine.
Je suis celui sur qui ton  effroi se fonde. Aide-moi à traverser le désert de ma vie, irrigue de ton sang la terre aride qui me porte, transforme-la en boue.

Illustration : Le sacrifice d'Abraham (1635), par Rembrandt Harmenszoon van Rijn, dit Rembrandt ( musée de Hermitage, Saint-Pétersbourg, Санкт-Петербург, huile sur toile, 193 x 133 cm). On remarquera la main d'Abraham, plaquée sur le visage de fils, geste peu conforme à la manière habituelle d'un peintre qui aimait à s'attarder sur les visages, à en saisir les nuances et les expressions. Horave Walpoole prétend qu'il faut y voir une preuve de la sensibilité du peintre, pour qui la représentation du meurtre d'un fils par son père, même commandé par Dieu, était insupportable.
J'aimerais que les tueurs des abattoirs prissent au moins la précaution d'égorger les animaux hors de la vue de leurs congénères.

2 commentaires:

Nuagesneuf a dit…

Montaigne écrit : « Nous vivons et eux et nous sous même tect (toit) et humons mesme air : il y a, sauf le plus et le moins, entre nous une perpétuelle ressemblence »

Comment ne pas évoquer, en suite à votre brillant article, le livre monumental d’Elisabeth de Fontenay, « Le silence des bêtes » paru en 1999 ? Voici quelques notes, un peu disparates et désordonnées certes que j’avais « surlignées » :

« Ils dorment et nous veillons », tel est le leitmotiv de la recherche patiente d’Élisabeth de Fontenay. Cette perspective n’est pas moralisatrice, elle est politique au sens le plus élevé de ce mot. Il faut pour finir faire l’hypothèse que c’est aussi dans les rapports que nous instaurerons avec les animaux dans la grande cité mondiale, que se décidera le mode de relation des hommes entre eux. L’humanisme du « propre de l’homme » n’a guère su montrer ses capacités de résistance à l’horreur. Ce n’est pas en tentant vainement de le rétablir – après les terribles secousses qui l’ont ébranlé durant ce siècle – que le salut viendra. Élisabeth de Fontenay fait partie de ces philosophes et penseurs qui, fidèles à la tradition et aux possibilités non encore explorées qui dorment dans le passé, consacrent cependant tout leur temps et leur courage pour contrevenir à la répétition fatale de l’identique.
Benoît Goetz , « Élisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Paris, Fayard, 1999. »

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« Je témoignerai ainsi par ma reconnaissance d'être maintenue en vie grâce au sacrifice d'une bête et à la substitution de son organe au mien, de ma foi dans une communauté des vivants, j'assouvirai ma nostalgie des récits de métamorphoses, j'afficherai ma fierté de réhabiliter un animal admirable et méprisé. Et je ne craindrai en rien pour mon humanité, sachant que, de toute façon, l'homme est le seul être vivant dépourvu d'innocence. » Elisabeth de Fontenay.

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Pour Élisabeth de Fontenay, c'est le christianisme, en remplaçant le sacrifice au dieu par le sacrifice du dieu et en expulsant ainsi l'animal de la dimension sacrée, qui accomplit la première grande rupture: « L'avènement du christianisme comme système théorico-pratique et onto-politique dominant marque, à l'intérieur de la sphère des vivants, une rupture dont les conséquences n'ont pas fini de structurer notre rapport à l'animal ». 
(Le silence des bêtes, p. 243)
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Au contraire de ceux qui ont suggéré que l'amour des bêtes allait de pair avec misanthropie, racisme et barbarie, Élisabeth de Fontenay suggère que « la manière dont nous regardons les bêtes n'est pas sans rapport avec la façon dont sont traités quelques-uns d'entre nous, ceux que l'on déshumanise par le racisme, ceux qui, du fait de l'infirmité, de la maladie, de la vieillesse, du trouble mental, ne sont pas conformes à l'idéal dominant de la conscience de soi ». 
(Le silence des bêtes, 4e de couverture)
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Oui, écrit cette moitié Juive par sa mère, « les pratiques d'élevage et de mise à mort industrielles des bêtes peuvent rappeler les camps de concentration et même d'extermination, mais à une condition: que l'on ait préalablement reconnu le caractère de singularité à la destruction des Juifs d'Europe, ce qui donne pour tâche de transformer l'expression figée
« comme des brebis à l'abattoir » en une métaphore vive. Car ce n'est pas faire preuve de manquement à l'humain que de conduire une critique de la métaphysique humaniste, subjectiviste et prédatrice ». 
(Le silence des bêtes, avant-propos)

Patrick Mandon a dit…

Jean-Michel, en effet, ce livre d'Elisabeth de Fontenay est fondamental. Avec quelques autres, il nous contraint à « considérer » l'univers des animaux, et à leur rendre la justice que nous leur devons; Je reviendrai sur ce sujet.
« Et je ne craindrai en rien pour mon humanité, sachant que, de toute façon, l'homme est le seul être vivant dépourvu d'innocence. »
À qui répond, comme en écho, l'inspecteur général de la police dans Le cercle rouge, de Jean-Pierre Melville :
« […] Il n'y a pas d'innocents. Les hommes sont coupables. Ils viennent au monde innocents, mais ça ne dure pas."