vendredi 20 novembre 2009
Milena dans le labyrinthe K
Milena Jesenská (1896-1944)
Il n'osait pas, elle osait tout. Elle s'approcha de lui, jusqu'à le toucher. Il consentit à courir le risque de l'aimer. Elle lui prit la main, et, au-delà des apparences de leur rupture, en conserva pour toujours l'empreinte. Nadia Moscovici s'est avancée dans le labyrinthe amoureux où Kafka retrouve Milena, puis cherche sans doute à s'égarer lui-même. De Prague à Vienne, voici M. K, Milena… et Nadia
Je vous dis Kafka, vous pensez immédiatement Métamorphose et Procès. Un auteur tourmenté, torturé, des ambiances lourdes, étranges parfois, des situations compliquées. Et pourtant, par-dessus tout, il y a les Lettres à Milena. Vous y découvrirez un homme d'une sensibilité à fleur de peau, des lettres d’amour émouvantes et merveilleusement belles. Une manière d'entrer dans son intimité sans voyeurisme, par la porte du cœur.
Milena Jesenska, c’est d’abord l’apparition fugitive et indistincte d'une silhouette en mouvement dans le brouhaha d'un café de Prague. Très vite, elle part vivre à Vienne avec son mari, l’écrivain Ernst Pollack.
En 1920, elle lit les premières nouvelles de Kafka et décide de traduire ses textes en tchèque (quoique pur Pragois, il écrivait en allemand). Elle lui envoie ses traductions, qu’il critique. Ils se rencontrent à Merano, lieu de cure de l’écrivain. Il lui dit ses peurs, ses angoisses, sa maladie. Une correspondance s’engage entre eux. Peu à peu, ces relations épistolaires se transforment en une liaison passionnée dont Les lettres permettent de suivre le progrès. Cette passion ne dure qu'un instant, elle tient en quelques mois à peine. Milena force Kafka à la voir, il veut rester dans la distance, temporise, ironise, avant de céder. On est en juillet 1920 : ils passent quatre jours à Vienne, quatre jours, «[…] et ton visage au dessus du mien dans la forêt, et ton visage au dessous du mien dans la forêt et ma tête qui repose sur ton sein presque nu… Le premier jour a été celui de l’incertitude, le deuxième celui de la trop grande certitude, le troisième celui du repentir, le quatrième a été le bon.». Milena est omniprésente dans le Journal, aux années 1920-1922. Mais elle accepte mal cette distance, veut revoir Kafka, il refuse, invoque sa maladie, son travail, son impuissance à dominer ses démons. Ils se retrouvent enfin à Gmund, à la frontière autrichienne. Un échec. «Ce jour là nous nous sommes parlé, nous nous sommes écoutés, souvent, longtemps, comme des étrangers.».
Les lettres racontent d'un bout à l'autre ce «roman d'amour», véritable orgie de panique, d’adoration et de crainte. L’amour de Milena et Kafka se nourrit du manque et de l’absence - encore plus palpable pour nous qui ne disposons que des lettres de Kafka - totalement et volontairement destructeur («[…]tu es le couteau avec lequel je fouille en moi»). Une passion désincarnée, follement narcissique, brutalement indifférente à l'autre, au regard, au visage, au plaisir, à la vie même de l'autre. Sur cette relation intense mais douloureuse, transcendée par la trouble béatitude de l'échec et de l'incomplétude, Franz Kafka a construit l'édifice littéraire superbe et poignant d'un amour stérile, se nourrissant exclusivement de la distance, des vides et des souffrances, se défaisant tristement, misérablement, à chaque rencontre réelle, à chaque instant de présence physique. «Tu ne devrais pas me parler de venir à Vienne ; je ne viendrai pas, mais toute allusion à un tel voyage me fait l’effet d’une petite flamme que tu me promènerais sur la peau».
Les lettres à Milena s'espacent et finissent par cesser, la condamnant à ce qu’elle nommera dans une lettre à Max Brod, l’ami de Franz, le «mal d’absence». Cynique envers lui-même comme envers elle, il écrit : «Ce qui fut un lien brûlant est maintenant un mur, une montagne, ou, plus exactement, une tombe.». L’ultime lettre de Franz est datée de juillet 1923. Elle annonce à Milena qu’il a «trouvé à Muritz une aide prodigieuse en son genre» : Dora Dyamant, une Berlinoise de 19 ans qui enfin lui apporte l’apaisement et l’accompagne jusqu’à sa mort, l’année suivante le 3 juin.
Dans le Narodni Listy du 7 juin 1924, Milena, sans la moindre note d’acrimonie, publie un hommage funèbre : «Il était timide, inquiet, doux et bon, mais les livres qu’il a écrits sont cruels et douloureux. Il voyait le monde plein de démons invisibles qui déchirent et anéantissent l’homme sans défense… Il a écrit les livres les plus importants de la jeune littérature allemande ; toutes les luttes de la génération d’aujourd’hui dans le monde entier y sont incluses, encore que sans esprit de doctrine. Ils sont pleins de l’ironie sèche et de la vision sensible d’un homme qui voyait le monde si clairement qu’il ne pouvait pas le supporter et qu’il lui fallait mourir s’il ne voulait pas faire de concessions comme les autres…».
Milena quitte son mari, rentre à Prague, poursuit son activité de traductrice et de journaliste, s’engage. Militante communiste, elle dénonce la montée du nazisme, entre en résistance et meurt à Ravensbrück le 17 mai 1944.
Par delà le désespoir, la félicité, la mortification et l'humiliation, prenons pour amour comptant cet exercice ou exorcisme littéraire qui nous a donné ces lignes.
Pour moi, je n’ai jamais rien lu de plus beau :
«Je ne trouve rien à écrire, je ne sais que flâner autour des lignes dans la lumière de vos yeux, dans l’haleine de votre bouche, comme dans une journée radieuse».
«J’ai besoin pour toi de ce temps et de mille fois plus que ce temps : de tout le temps qu’il peut y avoir au monde, celui de penser à toi, de respirer en toi, (…) de ce présent qui t’appartient. Je ne sais ce que j’ai, je ne puis plus rien t’écrire de ce qui n’est pas ce qui nous concerne seuls, nous dans la cohue de ce monde. Tout ce qui est étranger à cela m’est étranger. (…) Ou le monde est bien petit, ou nous sommes gigantesques, en tout cas, nous le remplissons.»
«J’ai vu aujourd’hui un plan de Vienne ; et je suis resté un moment sans comprendre qu’on ait bâti une si grande ville alors que nous n’avons besoin que d’une chambre».
Nadia Moscovici
Franz Kafka (1883-1924)
Franz Kafka, Lettres à Milena, CD audio
Robin Renucci (le narrateur)
Disc compact paru le 01/10/2009
Editeur Gallimard, coll. Écoutez Lire
ISBN 978-2-07-077215-5
EAN 9782070772155
Franz Kafka, Lettres à Milena
Éditions Gallimard, coll. L'imaginaire
Portraits de Milena Jesenská et de Franz Kafka, droits réservés
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19 commentaires:
Dear Patrick,
I hope you do not mind me writing in
after I "borrowed" your brilliant photos and did not credit them! I absolutely will! And I would like to sincerely apologize to You for failure to do it earlier!
I actually would like to thank you for your blog because i visit it often and enjoy it's charm, wit and originality. I am too shy to comment and I am not proud of my french.So when I saw the photos,I could not help myself but to put them in my blog, cuz I liked them so very much. You see, I have very few readers and I hardly credit anything, just because I think no one will ever see it. A lot of my blog is in russian and I live in the Rockies - up in the mountains, where no one speaks russian, so I always think that no one will ever see it and do not credit anything. but i will from now on.
Thank you so much for your wonderful photos and fascinating posts!
Tania
Merci, cher Patrick, votre mise en page est tout simplement parfaite. C'est la plus belle photo de Milena, elle y a cet air grave et inspiré qu'on retrouve dans ses textes (Milena écrivait, elle aussi, et de bien belles choses). Merci pour elle.
Ce n'était pas l'objet de ce petit article, mais n'oublions pas son engagement dans la résistance tchèque et sa fin à Ravensbrück, l'enfer des femmes, où elle a tenu ses compagnes à bout de bras jusqu'à la fin, jusqu'à sa fin. Lire à ce sujet le bouleversant "Milena" de son amie en horreur, Margaret Buber Neumann. Jusqu'au bout, impeccable Milena.
Le regard de Kafka est vraiment troublant.
Nadia, c'est vous qu'il faut remercier de nous avoir ouvert cette correspondance, et de l'avoir fait avec cette ferveur qui vous caractérise.
Ravensbrück, en effet fut le dernier cercle de l'Enfer des femmes.
Off record, vous avez donc retrouvé "mon" style ??
C'est en étant pleinement soi qu'on est compris des autres. Beau travail, grande joie, Lady N !
Texte profondément émouvant et remarquablement écrit.
Est-ce un rôle ou n'y a t il pas eu un film sur la vie de Milena avec Valérie Kapriski dans le rôle titre?
Hy, Tanya, happy to see you here. You like dangerous places, no?
Oui, il y eut un film de Vera Belmont, avec Valérie Kaprisky dans le rôle titre. Aux autres, je conseillerai plutôt l'excellent film de de Steven Soderbergh,Kafka, qui est un vrai travail de cinéaste sur l'œuvre comme sur la personne de monsieur K.
Tanya, you are welcome in this peaceful and nice place. You don't run no risk here : only the dingbats do !
Le film doit dater des années 90, Valérie Kaprisky s'en sort assez bien. Elle apporte beaucoup de vivacité et de charme à Miléna. Si ma mémoire est bonne, Belmont insiste beaucoup sur ses relations difficiles avec son père (il l'avait fait enfermer pour lui interdire d'épouser Pollack qui était juif. Douce Tchécoslovaquie d'avant-guerre...) et son mari qui l'a très vite trompée.
Multumesc drag Jérôme.
And hello again and what a pleasure it is to do drop by this blog for a daily literary treat and to receive such a nice welcome from Jerome and You!
Nadia, what an outstanding piece ! Merci!
Tanya
Beaucoup aimé.
Laconique mais sincère.
Une passion triste.. le feu qui rencontre l'eau. Il y a un article intéressant sur le même thème ici
http://www.mediapart.fr/club/edition/la-critique-au-fil-des-lectures/article/210908/lettres-a-milena-franz-kafka, qui, l'on peut dire, complète le vôtre, Nadia, avec toutefois d'étonnantes similitudes !
Cheveux d'encre, vous vous étiez absentée ! Un peu plus longtemps, et je m'inquiétais.
Si vous le voulez, nous reviendrons sur votre excellente formule passion triste.
Avez-vous jeté un regard sur tout ce que vous avez négligé ici ?
Chère Corinne, j'ai trouvé dans cet article, qui est presqu'exclusivement fait de citations, de quoi illustrer mon propos, même si j'essaie de ne pas les multiplier, ainsi que des éléments de biographie que je ne connaissais pas précisément.
Je ne dirais pas qu'il s'agit d'une passion triste, mais plutôt une passion inassouvie et frustrée, placée sous le signe de la peur et du narcissisme.
Oui, Patrick, je vous suis toujours fidèle. J'ai reconnu l'actrice chinoise de "Hero", mais ces humeurs amoureuses m'étaient inconnues. Cela n'a pas été toutefois sans me rappeler "Lost in translation", dans l'idée de la rencontre de deux âmes perdues. Il est possible que l'amour soit ce que la nature ait inventé de mieux pour combler le vide qu'elle a en horreur.
Nadia, passion triste, car inassouvie et frustrée, bien sûr. Mais une passion amoureuse assouvie peut-elle en rester une ? Je ne crois pas. C'est un poison qui se nourrit des manques.
(Il n'y a pas que des citations dans cet article, je l'ai trouvé même très sensible et passionné, tout comme le vôtre).
Vous posez la bonne question Corinne, la passion se nourrit-elle du manque ?
Je vous répondrai, trop de manque étouffe la passion.
Kafka et Miléna ont successivement illustré ces deux axiomes très paradoxaux.
L'un était peut-être trop empli de lui-même et l'autre pas assez. Rien de plus terrorisant que de sentir que l'on est "tout" pour l'autre, alors que l'on est déjà trop pour soi-même. Elle était la petite flamme sur sa peau, alors qu'il était celle en son coeur, peut-être.
Corinne, Nadia, magnifique votre conversation sur la passion «triste» !
Corinne, Kafka était surtout... mort de peur et follement narcissique. Songez qu'il écrit à Miléna « Et cependant ce n’est pas toi que j’aime, c’est bien plus, c’est mon existence : elle m’est donnée à travers toi ». Tout est dit.
Miléna le presse et au final le paralyse.
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