vendredi 26 novembre 2010

Poésie dans la langue du bourreau 2

Certes, rien de cela ne suscite la joie ni l'allégresse.
En nous, parfois, monte un flux de tristesse indéfinissable, qui semble chercher son objet. C'est mon cas aujourd'hui. Alors, il m'est apparu que Paul Celan était le nom de mon désenchantement momentané. À la suite de la belle méditation que Jean-Michel nous a offerte, et profondément affecté par l'échange qu'il eut avec Nadia (voir le fil de l'article précédent), l'image de Celan ne m'a pas quittée. Je pense à sa vie, à son «destin de langue» (écrire en allemand), à cette nuit parisienne où il erra plus longuement que d'habitude, à l'eau de la Seine, peut-être un peu plus noire que la pénombre…

Je n'aime pas les films «sentimentalistes», qui me donnent l'impression qu'ils exploitent sans vergogne le drame de la déportation des Juifs d'Europe, et qu'ils chargent les générations suivantes du poids d'un crime qu'elles n'ont pas commis. Que font les producteurs de l'argent qu'ils gagnent avec les charniers ? Combien se font payer les comédiens pour prendre des poses pathétiques ? Quel prix pour une musique sirupeuse qui viendra renforcer encore le pathos stratégique ? Bref, je n'irai pas voir La rafle, ni Elle s'appelait Sarah !

Mais alors, pourquoi, soudain, ce sentiment d'abandon, ce désarroi, cet effroi, aujourd'hui, ce «rappel à l'ordre» d'un temps de terreur pure ? Paul Celan, et les échanges entre Nadia et Jean-Michel sont la réponse.
J'ai donc cherché non pas une explication, mais un écho accordé à ma détresse. Je l'ai trouvé.
Nous ne parlerons plus de tout cela, ni de moi à travers cela : c'est peut-être, après tout, un reflet d'égotisme, une manière dissimulée de parler de ma petite personne. Car je suis un bourgeois français, un parisien, un semi-mondain détaché des contingences, un type banal sans spécialité, un homme véritablement sans qualité. Et je suis suffisamment doué dans l'exercice social, qui consiste à se débarrasser rapidement d'une morosité irrégulière.

Bref, voici, dit par Paul Celan lui-même, le poème Todesfuge



J'ai souhaité vous proposer une traduction, mais je n'en avais pas le temps, ni la capacité poétique. Je vous livre donc celle-ci, que j'ai trouvée chez un certain Miklos :

Lait noir de l’aube nous le buvons le soir
nous le buvons midi et matin nous le buvons la nuit
nous buvons nous buvons
nous creusons une tombe dans les airs on n’y est pas couché à l’étroit
Un homme habite la maison il joue avec les serpents il écrit
il écrit quand vient le sombre crépuscule en Allemagne tes cheveux d’or Margarete
il écrit cela et va à sa porte et les étoiles fulminent il siffle ses dogues
il siffle pour appeler ses Juifs et fait creuser une tombe dans la terre
il ordonne jouez et qu’on y danse

Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
nous te buvons midi et matin nous te buvons le soir
nous buvons nous buvons
Un homme habite la maison il joue avec les serpents il écrit
il écrit quand vient le sombre crépuscule en Allemagne tes cheveux d’or Margarete
Tes cheveux de cendre Sulamith nous creusons
une tombe dans les airs on n’y est pas couché à l’étroit

Il crie creusez la Terre plus profond vous les uns et vous les autres chantez et jouez
de son ceinturon il tire le fer il le brandit ses yeux sont bleus
plus profond les bêches dans la terre vous les uns et vous les autres jouez jouez pour qu’on y danse

Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
nous te buvons midi et matin nous te buvons le soir
nous buvons nous buvons
un homme habite la maison tes cheveux d’or Margarete

Il crie jouez doucement la mort la mort est un maître venu d’Allemagne
il crie assombrissez les accents de violons
alors vous montez en fumée dans les airs
alors vous avez une tombe au ceux des nuages on n’y est pas couché à l’étroit

Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
nous te buvons midi la mort est un maître venu d’Allemagne
nous te buvons soir et matin nous buvons nous buvons
la mort est un maître venu d’Allemagne son œil est bleu
elle te frappe d’une balle de plomb précise elle te frappe
un homme habite la maison tes cheveux d’or Margarete
il lance sur nous ses dogues il nous offre une tombe dans les airs
il joue avec les serpents et il songe la mort est un maître venu d’Allemagne

tes cheveux d’or Margarete
tes cheveux de cendre Sulamith



À propos de cette traduction, un certain Luestan Théel écrit :
«Je pense d’abord que toute traduction de la Todesfuge n’est qu’un moindre mal, nécessaire pour la faire connaître à ceux qui ne lisent pas l’allemand. Mais Paul Celan a voulu ce texte en allemand et l’allemand me paraît lui être consubstantiel.
Ceci dit cette traduction ne me satisfait pas entièrement et je regrette que son auteur ne soit pas indiqué.»
Miklos répond, à son tour : «[…] En fait, la traduction est extraite du texte d’Enzo Traverso référencé en bas du cadre, et où il est indiqué à ce propos qu’elle provient de Pavot et Mémoire de P. Celan, trad. Valérie Briet, Christian Bourgois, Paris, 1987, p. 85. Étant polyglotte moi-même, je comprends votre commentaire à propos de la consubstantialité de la langue d’origine pour ce texte (et pour tant d’autres), mais qu’en est-il alors de ceux qui ne connaissent pas cette langue, doivent-ils être exclus de l’accès à ce qu’il véhicule ?»

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Nous vous aimons bourgeois, français, parisien, léger quand vous voulez et grave quand il le faut. Vous n'êtes pas pas Musil et vous ne manquez pas de qualités. Bref, vous êtes notre ami, et nous vous aimons. Tout court.

J.M.Théaux a dit…

Vous livrez ici un coeur simple, pur, empli de ses oppressions passagères. Merci, ami, pour votre beau texte tout en chamade et partage. Merci d'être cet ami qui nous aime et que nous aimons.


à Nadia : oui.

j.M.Théaux a dit…
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