Nous sommes au début de l'année 1982, à Paris, rue Victor-Massé (IXe). Je sonne à la porte d'un appartement. J'attends un peu, puis j'entends un pas hésitant ; la porte s'ouvre et paraît une femme qui fut belle, aux traits fatigués, aux yeux un peu écarquillés. Elle me tend la main, m'observe, me sourit enfin, et me caresse légèrement la joue : «Vous avez un air argentin !». Nous demeurons peu de temps chez elle ; j'ai le souvenir (imprécis) d'un petit appartement, bien tenu, délicieusement suranné dans sa décoration (très Avant-guerre). Mon hôtesse me fait observer que nous sommes dans l'immeuble où se trouvait un prestigieux cabaret, Le Tabarin, dont il ne restait plus rien. Tabarin présentait des spectacles magnifiques de ballets dévêtus, fréquentés par des hommes aux cheveux lustrés et des femmes élégantes, habillées de robes-fourreaux, puis, un peu plus tard, par des officiers allemands… Elle m'entraîne au dehors, elle veut marcher, ou peut-être fuir. Je crois me rappeler qu'elle porte une veste de fourrure défraîchie, mais seyante. Elle me prend le bras. Ses yeux immenses lui donnent un air effrayé. Nous n'allons pas loin : rue Pigalle, dans un bar de quartier, où elle a ses habitudes. Elle commande une bière, me prend la main :
-C'est vrai que vous avez l'air d'un argentin, mais votre mèche est parisienne. Alors, vous vous appelez Patrick !
-Oui, madame, mais tous les garçons s'appellent Patrick, vous savez.
-Oh non ! Moi, j'ai connu peu de Patrick en France. Il est vrai qu'ils étaient nombreux aux USA.
Et nous embarquons pour l'Amérique, où elle reçut des triomphes. Ils étaient fous, là-bas, de cette femme délicate, bien faite, à la voix mélodieuse d'amour murmuré. Ils l'avaient découverte lors de sa première tournée, à Broadway, dans les années Vingt
-C'est "Parlez-moi d'amour” qui leur a donné le béguin définitif. Vous ne pouvez pas imaginer le succès de cette chanson, dans le monde entier ! J'était la femme qui réclamait qu'on lui parle d'amour ! J'étais gracieuse, avec des attaches fines (il me semble qu'elle m'a dit avoir posé pour des peintres connus, dans sa prime jeunesse). J'ai incarné la femme française.
Dans ce bistro vraiment banal, Lucienne Boyer me fait le récit éparpillé de sa prestigieuse vie d'artiste du music-hall international. La petite salle grise, où des types en gros cuir jouent à la belote, résonne silencieusement des applaudissements que le public d'une première, en habit de soirée, debout, adresse à une silhouette gracile, qui sourit et s'incline…
–On jouait à guichet fermé. Plus tard, j'y suis retournée avec mon mari, Jacques Pills : même chose, les américains faisaient la queue pour nous entendre.
Elle commande une autre bière, et moi de même, par politesse, pour ne pas la laisser seule avec un demi entre nous. Je n'aime pas la bière. Je resterai des heures ici, dans ce troquet minable, à tenter de la sortir de ses silences et de sa mélancolie. Elle ignore que je n'ai pas d'autre réalité que celle que suscite en moi son récit lent et décousu. Et que de cette réalité, que je ne saurais faire partager, je tire une sorte d'ivresse.
L'établissement se remplit un peu. La rue en pente s'anime, les enfants sont sortis de l'école. Lucienne, fatiguée, commande un café. il y a dans son regard de brume tendre un ancien chagrin qui dérive. Elle me parle de Fréhel, qui habitait tout près. À ce moment précis, la patronne, une dame maigrichonne à la longue figure sans grâce, apporte nos cafés.
-N'est ce pas que Fréhel habitait le quartier ?
Sans sourire, sans marquer de surprise, la patronne se retourne, tend le doigt et dit simplement.
-Là, juste en face, au 4e étage.
Elle porte un tablier fleuri, au ton passé ; ses mains sont fines, parcourue de ridules, et ses doigts noueux.
-Elle était méconnaissable, énorme, dans les dernières années. Quand elle est morte, les employés des pompes funèbres n'ont pas pu descendre son cercueil par l'escalier. Ce sont les pompiers qui l'ont fait, à l'aide de cordes, et en passant par la fenêtre. La rue était noire de monde, des familles entières qui voulaient assister à cette grande manœuvre. Elle buvait énormément, Fréhel, mais elle était restée très populaire par ici. Il paraît qu'elle disait qu'elle n'avait eu qu'un seul amour vrai : Maurice Chevalier. Elle ne se serait jamais vraiment remise de leur séparation.
Lucienne Boyer voulait rentrer chez elle, à présent.
Nous sortîmes, je la raccompagnai. Elle était ralentie mais pressée de retrouver ses fantômes. Elle me dit de revenir la voir. Plus tard, je l'appellerai en vain au téléphone, qui sonnait dans le vide. Je ne la revis jamais.
Le soir tombait. Je revins au pied de l'immeuble de Fréhel, puis je m'en éloignai un peu. J'imaginais l'empressement des pompiers, les ordres secs du capitaine, le lourd et immense cercueil qui descendait le long de la façade, les curieux, les passants, les locataires.
C'est l'histoire d'une chanteuse morte et de son cadavre encombrant, dans une rue en pente, à Paris…
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1 commentaire:
vous contez comme personne, nous étions avec vous dans ce petit appartement dont je vois d'ici les napperons, les dentelles et les bibelots fatigués. J'ai un faible pour ces vedettes un peu fanées qui nous regardent du haut de leur splendeur passée avec encore des étoiles plein les yeux. On l'a beaucoup moqué, mais Pascal Sevran savaient les faire revivre avec beaucoup de délicatesse.
Merci mon ami.
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