Eduard von Keyserling,
par Nadia Moscovici
Les romans d’Eduard von Keyserling sont courts et peu encombrants, une petite dizaine publiée chez Actes Sud. Vous les lirez d’une traite, en quelques heures, mais ils vous poursuivront longtemps. Pendant germanique des pièces de Tchekhov, ils décrivent comme rarement la « fin d’un monde », celui des barons baltes avant le cataclysme de Quatorze. Les derniers feux du bonheur avant la tragédie et l’apocalypse. Personne ne sait encore ce qui va advenir, mais la menace est là, le caractère inéluctable du désastre hante ces personnages désenchantés.Les violences du dimanche rouge de 1905 à Saint-Petersbourg se sont pourtant propagées jusque dans les pays baltes, près de 300 châteaux attaqués par un prolétariat rural très remonté contre l’aristocratie latifundiste, mais bien peu de ses membres ont entendu l’avertissement. La révolution bolchévique de 1917 va constituer un point de non-retour, la majorité des barons baltes quitteront les terres sur lesquelles leurs ancêtres, les chevaliers teutoniques, s’étaient installés au Xème siècle et n’y reviendront jamais.
L’intrigue prend place généralement dans un château délabré, avec allée de tilleuls et noms germaniques, où des hobereaux policés et très raffinés s’adonnent à la conversation et au marivaudage, en savourant la douceur de vivre qui va s’achever bientôt. On y entre par effraction, comme dans une maison familière, on sait à peu près comment les choses vont tourner. L’action est toujours la même, avec la même configuration de personnages, une humanité propre à Keyserling, facilement identifiable : un couple heureux en apparence mais insatisfait, un intrus (homme ou femme) qui va révéler le malaise, des enfants, une ou deux personnes âgées, sans oublier le précepteur ou la gouvernante et les domestiques. Curieusement, les romans se passent tous en été, sa saison préférée, moment si fugitif, si rare, dans les pays baltes. Ils baignent dans cette lumière très lettonne qui, sous ces latitudes, se pare d’un éclat et d’une netteté indéfinissables, comme si elle était l’aube du monde. Une transparence de l’air qui ne ressemble nullement à celle de nos contrées.
Tout est dans le style, délicieusement décadent mais surtout très ironique. Keyserling se moque de ses personnages sans être leur adversaire. Au contraire, il les aime tellement qu’il peut parfois en paraître complaisant. Tout le sel vient de cette apparente indulgence, en fait un subtil persiflage presqu’indiscernable.
Eduard von Keyserling sait de quoi il parle. Il est né en 1855 dans un château de Courlande. Après avoir passé une partie de sa jeunesse à voyager en Italie et en Allemagne, il s’installe définitivement à Munich en 1900. Devenu aveugle en 1907, il meurt en 1918. Existence presqu’ordinaire, si elle ne cachait un épisode mystérieux et, semble t-il, infamant, du temps de sa jeunesse. Sans doute une dette d’honneur qui l’oblige à interrompre ses études à l’université de Tartu, en Estonie, et à revenir en Courlande où il doit s’accommoder d’un emploi de régisseur que lui a concédé le clan familial. Idéal point d’observation.
Très laid, il parait déjà un vieillard à l’âge de 45 ans. Je laisse à Patrick (
voir note en bas), qui a assisté personnellement à la scène, le soin de vous conter sa rencontre désastreuse avec Victoria Ocampo, grand amour de Drieu la Rochelle (qui, là où il est, vous lit avec un plaisir las et néanmoins amusé). Le paradoxe est que cet être disgracieux, pour qui la femme sera toujours une créature inapprochable et qui ne fréquente que des prostituées, décrit merveilleusement l’inconstance et les vertiges de l’amour. Tout ce qui anime une personne éprise semble, avec lui, s’improviser sous nos yeux. Les personnages se dirigent aimablement vers la catastrophe en se conduisant toujours de la même façon. On le sait dès la première page, on connaît la technique, on croit être immunisé, et pourtant le pouvoir envoûtant opère à chaque fois.
Il est significatif que la Lettonie, pourtant peu réputée pour la qualité de ses écrivains, ignore totalement Keyserling, né sur son sol quoique germanophone. Un seul de ses romans,
Cœurs multicolores, a été traduit (récemment) en letton. Vague animosité de la population envers une aristocratie qui a laissé un mauvais souvenir, celui d’une caste peu partageuse, repliée sur ses privilèges ? «
La Courlande : le ciel des nobles et l’enfer des paysans», selon la formule d’un voyageur infatigable du XVIIIème siècle, le baron von Blomberg. Encore un Balte. Comme le fantasque Münchhausen. Il faudra pourtant qu’un jour cette antipathie s’estompe et que les Lettons acceptent leur histoire dans sa totalité et ceux qui l’ont écrite.
Portrait d'Eduard von Keyserling en 1900, par Lovis Corinth (1858-1925),München,
Bayerische Staatsgemäldesammlungen,
Neue PinakothekNote de Patrick : victime d’un attentat à la pudeur par madame Alzheimer, qui me poursuit de ses assiduités, et sous l’effet du choc qu’a produit sur moi la vision de ses dessous d’épouvante, j’ai confondu Hermann et Eduard. Le second était mort quand le premier, son propre frère, rencontra Victoria Ocampo. Ils avaient eu au préalable un échange épistolaire ; Victoria, sans l’avoir jamais vu, fut séduite par la conviction, l’originalité puissante d’Hermann. C’est alors que, profitant d’un séjour de la belle Ocampo en Europe, il voulut faire sa connaissance. Il eu tort ! Son apparence physique, sa véhémence et son… empressement, loin de séduire Victoria, lui déplurent. Elle ne donna pas suite. Et, d’ailleurs, elle avait rencontré le très séduisant Pierre Drieu la Rochelle…
Cela dit, il faudra qu’un jour nous parlions de Herman von Keyserling (1880-1946), qui écrivait ceci, dans Analyse spectral de l’Europe (1930) : «
Or, aujourd’hui, l’importance de l’Europe repose plus que jamais sur sa spiritualité intellectuelle. Car c’est la seule chose en quoi elle soit encore unique.»